Par Adnan Debbarh
Penser Abdelhadi Boutaleb aujourd’hui n’est pas un simple exercice commémoratif.
C’est une manière d’interroger, à partir d’une expérience située dans l’histoire de l’État marocain, ce que notre présent dit du pouvoir, des élites et de l’action publique. Non pour ajouter un hommage de plus, mais pour dégager, au-delà de la circonstance, ce que cette expérience éclaire encore, ici et maintenant, de nos impensés politiques.
Relire Un demi-siècle dans les arcanes de la politique, ce n’est pas seulement parcourir un destin individuel.
C’est accéder à une archéologie vivante du politique marocain.
À travers cette trajectoire singulière se dessinent les grandes tensions de notre histoire contemporaine : construction de l’État, rôle de la monarchie, place des élites, apprentissage du pluralisme et de la responsabilité.
Abdelhadi Boutaleb y occupe une position rare : celle d’un homme proche du pouvoir sans jamais s’y dissoudre ; d’un intellectuel issu de la tradition mais ouvert aux exigences de la modernité ; d’un responsable public découvrant, de l’intérieur, la complexité du système.
Son témoignage nous apprend une chose essentielle : la proximité du pouvoir n’est pas le pouvoir ; et la loyauté n’est pas la soumission.
L’apprentissage des codes : de la Qarawiyine au Collège royal
Il vient d’un Maroc profond, d’une tradition savante enracinée. Diplômé de théologie de la Qarawiyine, il est appelé très tôt à enseigner au Collège royal, devenant le professeur du Prince héritier. Enseigner au Collège royal n’était pas seulement un honneur. C’était une immersion dans les codes du pouvoir : un lieu où se forge une relation délicate entre savoir, autorité et responsabilité. C’est là que Boutaleb comprend que la formation des élites est aussi une question de transmission éthique et de distance critique – des valeurs qui marqueront tous ses engagements. Il réalise aussi que l’élite marocaine ne se forme pas uniquement par les textes, mais par des codes, des attitudes, des exigences comportementales qui façonnent la manière d’être au politique.
La rencontre avec l’État réel : de l’engagement à la lucidité
Vient ensuite l’engagement politique. Il participe aux débats fondateurs du Maroc indépendant, défend le pluralisme, s’oppose à l’idée du parti unique. On le rattache à la gauche, mais sa gauche à lui est d’abord une sensibilité éthique. Il faut rappeler ici une vérité souvent oubliée : la gauche marocaine a rarement pensé l’État dans sa complexité réelle. Elle a pensé la justice, la contestation, l’égalité, mais rarement les mécanismes profonds, historiques, anthropologiques de l’État marocain.
Boutaleb, lui, rencontre l’État de l’intérieur. Non dans les livres, mais dans la gestion, les arbitrages, les crises, les compromis. Il comprend la structure réelle du pouvoir : ses étages, ses tensions internes, ses zones d’ombre. Son savoir devient un savoir pratique, vécu, un savoir de lucidité.
Dans les ministères, au Parlement, face aux grandes figures de son temps, il découvre que l’État marocain n’est pas un bloc homogène, mais une architecture de niveaux et de pouvoirs en interaction : la souveraineté royale, le gouvernement civil, l’appareil sécuritaire, l’administration, les partis et leurs imaginaires. Peu de responsables de son époque auront traversé ces espaces avec autant de discernement.
Une leçon pour aujourd’hui : la loyauté lucide
De cette traversée, il tire une leçon décisive : la loyauté n’a de valeur que si elle s’allie à la lucidité ; et la lucidité n’est utile que si elle respecte le cadre institutionnel. Quand il prend du recul, il ne rompt pas. Quand il analyse, il ne dénigre pas. Quand il critique, il ne déstabilise pas. Il cherche le sens. Et c’est précisément ce qui manque aujourd’hui dans la formation de nos élites.
Interroger Boutaleb aujourd’hui, c’est poser une question centrale : avons-nous des élites capables d’allier loyauté, compétence et sens ?
Le Maroc a longtemps produit des élites de service, brillantes parfois, mais cantonnées à l’exécution.
Prenons un exemple actuel. Face à la réforme de la décentralisation :
Une élite de service se contente d’appliquer les textes.
Une élite de conception, elle, interroge :
Pourquoi les collectivités locales peinent-elles à agir ? Comment adapter les cadres légaux à nos réalités territoriales ? Comment éviter que la décentralisation ne creuse les inégalités ?
Boutaleb aurait posé ces questions.
C’est pourquoi le pays a aujourd’hui besoin d’élites de conception : des femmes et des hommes capables de comprendre l’État dans sa profondeur historique, de relier les réformes entre elles, de saisir les tensions institutionnelles, d’assumer une responsabilité intellectuelle et d’inventer de nouveaux modes d’action publique.
Un exemple ni simple, ni immédiat, mais possible
Cette question n’est pas théorique. Dans un Maroc confronté à des défis sans précédent, nous n’avons plus le choix : il nous faut des élites capables de penser nos institutions, pas seulement de les faire fonctionner. L’exemple de Boutaleb montre que ce passage n’est ni simple, ni immédiat, mais qu’il est possible.
Relire Boutaleb, c’est comprendre que la modernité politique ne se décrète pas : elle se construit par l’éducation, le débat et l’engagement. Son parcours nous rappelle que les élites ne se forment pas par hasard, mais par le choix de cultiver ensemble l’expertise, l’éthique et le sens du bien commun.
Alors, comment honorer sa mémoire ? Peut-être en nous engageant, ici et maintenant, à :
Transformer nos écoles et universités en lieux où l’on enseigne non seulement les techniques du pouvoir, mais l’art de le questionner et de le réformer.
Créer des espaces de dialogue où responsables, intellectuels et citoyens confrontent leurs visions de l’État, comme il l’a fait toute sa vie.
Soutenir sans réserve les initiatives, comme cette Fondation, qui perpétuent l’exigence de lucidité et de responsabilité.
Ces pistes ne constituent pas un programme : ce sont des points de départ, pour écrire ensemble le prochain chapitre de notre histoire politique ; un chapitre où la loyauté s’allie à l’audace et où l’action publique retrouve pleinement son sens.
En ce sens, le témoignage de Boutaleb n’est pas le récit d’un monde disparu.
C’est une boussole pour celui que nous avons à construire : une modernité politique qui naîtra de notre capacité à relier le passé à l’avenir, l’État à la société, l’action au sens et la loyauté à la lucidité.
Abdelhadi Boutaleb nous rappelle que la politique, avant d’être une technique, est un art : l’art de relier, de comprendre et de bâtir.
À nous d’en être dignes.
C’est une manière d’interroger, à partir d’une expérience située dans l’histoire de l’État marocain, ce que notre présent dit du pouvoir, des élites et de l’action publique. Non pour ajouter un hommage de plus, mais pour dégager, au-delà de la circonstance, ce que cette expérience éclaire encore, ici et maintenant, de nos impensés politiques.
Relire Un demi-siècle dans les arcanes de la politique, ce n’est pas seulement parcourir un destin individuel.
C’est accéder à une archéologie vivante du politique marocain.
À travers cette trajectoire singulière se dessinent les grandes tensions de notre histoire contemporaine : construction de l’État, rôle de la monarchie, place des élites, apprentissage du pluralisme et de la responsabilité.
Abdelhadi Boutaleb y occupe une position rare : celle d’un homme proche du pouvoir sans jamais s’y dissoudre ; d’un intellectuel issu de la tradition mais ouvert aux exigences de la modernité ; d’un responsable public découvrant, de l’intérieur, la complexité du système.
Son témoignage nous apprend une chose essentielle : la proximité du pouvoir n’est pas le pouvoir ; et la loyauté n’est pas la soumission.
L’apprentissage des codes : de la Qarawiyine au Collège royal
Il vient d’un Maroc profond, d’une tradition savante enracinée. Diplômé de théologie de la Qarawiyine, il est appelé très tôt à enseigner au Collège royal, devenant le professeur du Prince héritier. Enseigner au Collège royal n’était pas seulement un honneur. C’était une immersion dans les codes du pouvoir : un lieu où se forge une relation délicate entre savoir, autorité et responsabilité. C’est là que Boutaleb comprend que la formation des élites est aussi une question de transmission éthique et de distance critique – des valeurs qui marqueront tous ses engagements. Il réalise aussi que l’élite marocaine ne se forme pas uniquement par les textes, mais par des codes, des attitudes, des exigences comportementales qui façonnent la manière d’être au politique.
La rencontre avec l’État réel : de l’engagement à la lucidité
Vient ensuite l’engagement politique. Il participe aux débats fondateurs du Maroc indépendant, défend le pluralisme, s’oppose à l’idée du parti unique. On le rattache à la gauche, mais sa gauche à lui est d’abord une sensibilité éthique. Il faut rappeler ici une vérité souvent oubliée : la gauche marocaine a rarement pensé l’État dans sa complexité réelle. Elle a pensé la justice, la contestation, l’égalité, mais rarement les mécanismes profonds, historiques, anthropologiques de l’État marocain.
Boutaleb, lui, rencontre l’État de l’intérieur. Non dans les livres, mais dans la gestion, les arbitrages, les crises, les compromis. Il comprend la structure réelle du pouvoir : ses étages, ses tensions internes, ses zones d’ombre. Son savoir devient un savoir pratique, vécu, un savoir de lucidité.
Dans les ministères, au Parlement, face aux grandes figures de son temps, il découvre que l’État marocain n’est pas un bloc homogène, mais une architecture de niveaux et de pouvoirs en interaction : la souveraineté royale, le gouvernement civil, l’appareil sécuritaire, l’administration, les partis et leurs imaginaires. Peu de responsables de son époque auront traversé ces espaces avec autant de discernement.
Une leçon pour aujourd’hui : la loyauté lucide
De cette traversée, il tire une leçon décisive : la loyauté n’a de valeur que si elle s’allie à la lucidité ; et la lucidité n’est utile que si elle respecte le cadre institutionnel. Quand il prend du recul, il ne rompt pas. Quand il analyse, il ne dénigre pas. Quand il critique, il ne déstabilise pas. Il cherche le sens. Et c’est précisément ce qui manque aujourd’hui dans la formation de nos élites.
Interroger Boutaleb aujourd’hui, c’est poser une question centrale : avons-nous des élites capables d’allier loyauté, compétence et sens ?
Le Maroc a longtemps produit des élites de service, brillantes parfois, mais cantonnées à l’exécution.
Prenons un exemple actuel. Face à la réforme de la décentralisation :
Une élite de service se contente d’appliquer les textes.
Une élite de conception, elle, interroge :
Pourquoi les collectivités locales peinent-elles à agir ? Comment adapter les cadres légaux à nos réalités territoriales ? Comment éviter que la décentralisation ne creuse les inégalités ?
Boutaleb aurait posé ces questions.
C’est pourquoi le pays a aujourd’hui besoin d’élites de conception : des femmes et des hommes capables de comprendre l’État dans sa profondeur historique, de relier les réformes entre elles, de saisir les tensions institutionnelles, d’assumer une responsabilité intellectuelle et d’inventer de nouveaux modes d’action publique.
Un exemple ni simple, ni immédiat, mais possible
Cette question n’est pas théorique. Dans un Maroc confronté à des défis sans précédent, nous n’avons plus le choix : il nous faut des élites capables de penser nos institutions, pas seulement de les faire fonctionner. L’exemple de Boutaleb montre que ce passage n’est ni simple, ni immédiat, mais qu’il est possible.
Relire Boutaleb, c’est comprendre que la modernité politique ne se décrète pas : elle se construit par l’éducation, le débat et l’engagement. Son parcours nous rappelle que les élites ne se forment pas par hasard, mais par le choix de cultiver ensemble l’expertise, l’éthique et le sens du bien commun.
Alors, comment honorer sa mémoire ? Peut-être en nous engageant, ici et maintenant, à :
Transformer nos écoles et universités en lieux où l’on enseigne non seulement les techniques du pouvoir, mais l’art de le questionner et de le réformer.
Créer des espaces de dialogue où responsables, intellectuels et citoyens confrontent leurs visions de l’État, comme il l’a fait toute sa vie.
Soutenir sans réserve les initiatives, comme cette Fondation, qui perpétuent l’exigence de lucidité et de responsabilité.
Ces pistes ne constituent pas un programme : ce sont des points de départ, pour écrire ensemble le prochain chapitre de notre histoire politique ; un chapitre où la loyauté s’allie à l’audace et où l’action publique retrouve pleinement son sens.
En ce sens, le témoignage de Boutaleb n’est pas le récit d’un monde disparu.
C’est une boussole pour celui que nous avons à construire : une modernité politique qui naîtra de notre capacité à relier le passé à l’avenir, l’État à la société, l’action au sens et la loyauté à la lucidité.
Abdelhadi Boutaleb nous rappelle que la politique, avant d’être une technique, est un art : l’art de relier, de comprendre et de bâtir.
À nous d’en être dignes.
* Ce texte reprend l’intervention prononcée à l’invitation de la Fondation Abdelhadi Boutaleb, lors d’une rencontre consacrée à sa mémoire. Prenant la parole en clôture, l’auteur a choisi de proposer une lecture analytique de l’expérience de Boutaleb, en interrogeant ce qu’elle nous dit aujourd’hui de l’État, des élites et de l’action publique.