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Amine Tahraoui : Elle tourne, tourne… la réforme de la santé mais vers quelle destination et quelle vitesse ?

Le ministre de la Santé, Amine Tahraoui, est intervenu sur 2M pour défendre sa vision d’un système de santé plus équitable.


Rédigé par La rédaction le Dimanche 12 Octobre 2025

L’onde de choc déclenchée par les décès récents à l’hôpital Hassan II d’Agadir relance le grand débat sur la réforme du système de santé au Maroc : entre espoirs, promesses ambitieuses et réalités douloureuses sur le terrain. Comment concilier urgence, justice et transformation profonde ?



​Un drame sous les projecteurs : charge contre les failles

Amine Tahraoui : Elle tourne, tourne… la réforme de la santé mais vers quelle destination et quelle vitesse ?
Le drame survenu à Agadir n’est plus un simple fait divers : il est devenu un révélateur brutal des fragilités du système hospitalier national. Le ministère de la Santé et de la Protection sociale s’est, dans l’urgence, vu contraint de diligenter une inspection générale dont les conclusions ont déjà été transmises au parquet — une procédure disciplinaire et judiciaire est en marche. Les agents mis en cause ont été suspendus à titre conservatoire, en attendant les résultats des investigations.

Cette réaction paraît certes nécessaire — mais est-elle suffisante ? Pour beaucoup, suspendre des individus, c’est reconnaître une responsabilité ponctuelle, mais c’est aussi masquer le dysfonctionnement structurant d’un système en tension permanente. Le hic, c’est que les citoyens ne demandent pas seulement des têtes : ils exigent des réponses durables, une responsabilité systémique — et qu’on change enfin la donne.

Dans le feu de l’émoi public, le ministre s’est efforcé d’adopter un ton rassurant, parfois conciliant, tout en martelant que la santé resterait « priorité absolue ». Cependant, la montagne des attentes colle souvent au pas des promesses ministérielles — et le fossé entre discours et vécu peut être vertigineux.

Promesses XXL : un chantier colossal à mener

Devant l’opinion, le ministre de la santé rappelle que la stratégie repose sur trois piliers : élargir l’accès aux soins, moderniser les infrastructures et doter chaque région d’un Centre hospitalier universitaire (CHU). Il évoque avec fierté l’état d’avancement des chantiers à Agadir et Laâyoune, estimé « satisfaisant ».

Mieux encore ou du moins plus spectaculaire, il cite le chiffre de 6,4 milliards de dirhams investis pour réhabiliter 1 400 centres de santé de proximité, dont 1 000 déjà opérationnels. Le reste devrait l’être d’ici la fin de l’année 2026.

Ces projets d’une envergure réelle doivent être lus à la lumière d’un calendrier déjà chargé, de ressources humaines limitées et de contraintes logistiques sévères. Construire des CHU, rénover des structures périphériques, déployer la maintenance, recruter et fidéliser des talents médicaux… c’est un marathon, pas un sprint.

Mais certains observateurs grinceront : ces montants colossaux, surtout en période de contraintes budgétaires, continuent de soulever la question de l’efficacité et de l’impact réel sur le terrain. Quel pourcentage de ces investissements sera gaspillé, ralenti par la bureaucratie ou la corruption ? Comment s’assurer que chaque dirham atteindra sa cible les malades et non des filières opaques ?

​Le secteur privé : coupable idéal ou allié nécessaire ?

Sur le plateau de 2M, le ministre a aussi été confronté à la polémique sur les incitations envers les cliniques privées dans le cadre de la Commission gouvernementale de l’investissement. Il a préféré poser la question à voix haute : « Est-il pertinent d’encourager un secteur déjà favorisé ? » Il plaide pour une révision : l’appui public devrait d’abord servir le secteur public.

Cette prise de position affirmée soulève un dilemme moral et stratégique. Le secteur privé, pour ses partisans, est un complément indispensable, il absorbe une partie de la demande, soulage la pression sur les hôpitaux publics, apporte souvent des équipements modernes. Mais pour ses détracteurs, ces aides risquent de renforcer les inégalités, d’orienter les investissements vers des zones déjà bien dotées, et d’accroître le gouffre entre citoyens selon leur pouvoir d’achat.

Pour tenir le cap, l’État devra dessiner une frontière nettoyée entre soutien raisonnable et favoritisme insolent. S’assurer que les subventions ne servent pas de coupe-gorge aux cliniques les mieux connectées politiquement. Le débat sur l’équité, dans ce domaine, est loin d’être clos.

​Ressources humaines : le nerf de la guerre

Si l’infrastructure et l’argent sont essentiels, c’est l’humain, médecins, infirmiers, techniciens, qui porte le dispositif. Le ministre a reconnu la pénurie comme « une dette du passé » : on ne la résorbe pas d’un coup de baguette magique.

La stratégie consiste, dit-il, à « former davantage de médecins » : +20 % d’étudiants en médecine, réduction du cursus de sept à six ans. Et, dans les deux dernières années : 300 médecins recrutés en 2023, 400 en 2024, et 500 spécialistes promis pour les régions en déficit un total de 1 200 nouveaux spécialistes d’ici 2025.

Ces chiffres sont prometteurs. Mais en face, il faut des conditions de travail décentes, la stabilité, des incitations pour rester dans les zones rurales, des infrastructures de support (logement, transport, matériel). Attirer un spécialiste en milieu isolé, c’est bien ; le retenir, c’est mieux.

Le ministre affirme aussi que le cahier des charges hospitalier a été revu, pour mieux gérer le personnel et redonner confiance aux citoyens. On veut y croire mais le défi de la crédibilité reste immense.

​Numérisation : l’avenir du système ou mirage technologique ?

Pour fédérer les composantes de cette vaste réforme, le numérique est érigé en pilier. Un système d’information unifié est en train de voir le jour : dossiers médicaux, rendez-vous, suivis de traitements.

L’expérimentation dans la région Tanger–Tétouan–Al Hoceima est en cours, avant généralisation.

Autre volet : la révision des tarifs médicaux. Le ministre rappelle que la visite médicale CNSS est aujourd’hui tarifée à 150 dirhams, alors que le coût réel a quasiment doublé. Cette dissonance nécessite une redéfinition concertée des prix, pour ne pas étouffer les patients.

Enfin, l’ordonnance électronique est dans les tuyaux : l’idée est de permettre un accès plus fluide aux médicaments et soins, sans le fardeau des papiers. Une ambition séduisante — à condition que les patients, les médecins et les pharmaciens puissent l’utiliser facilement.

Mais précaution : le numérique n’est pas une potion magique. Systèmes en panne, compatibilité, formation des personnels, sécurité des données, fracture numérique entre zones urbaines et rurales… Autant de pièges à anticiper. Une hôpital connecté à Rabat n’est pas un hôpital connecté à Zerqa (petite localité isolée). Le modèle doit être inclusif.

​« Tolérance zéro » sur la sécurité : promesse ou effet d’annonce ?

Interpellé sur les abus dans certains hôpitaux, racket, injonctions, dérapages,  le ministre a reconnu leur existence, les expliquant partiellement par la précarité et les faibles salaires des agents de garde. Mais il affirme : « Diriger un patient ou le faire chanter n’est aucunement acceptable ».

Il annonce une révision complète des contrats des prestataires (gardiennage, accueil, nettoyage) : des cahiers des charges plus stricts, des critères de performance et une expérience prouvée exigée. Tout cela semble nécessaire.

Mais dans un système où la pression du temps, l’afflux de patients et les lacunes managériales sont monnaie courante, la « tolérance zéro » peut vite devenir un slogan creux si elle n’est pas accompagnée de contrôles indépendants, d’un suivi citoyen, d’une culture de responsabilisation.

​Réponses aux critiques : entre transparence et défiances

Le ministre a démenti les accusations de favoritisme : « Les marchés sont publiés sur le portail officiel, gérés au niveau régional et surveillés centralement ». Il assure que la transparence est au cœur de la démarche.

Ce rappel est nécessaire, mais il ne suffit pas à convaincre ceux qui ont entendu parler, de l’intérieur ou de l’extérieur, de marchés truqués ou de passe-droits. Le défi consiste à rendre visible cette transparence audits, comités citoyens, rapport public au-delà des mots ou des portails officiels.

​Bilan provisoire : une réforme à l’épreuve des faits

Dans ce grand plaidoyer, l’intervention ministérielle apparaît comme un aventail d’ambitions : investissements massifs, modernisation, numérisation, revalorisation des ressources humaines. Le tout, revendiqué dans un objectif de « réconcilier les citoyens avec leurs institutions ».

Mais un métier de journaliste de terrain nous pousse à dire que les impératifs de calendrier, les résistances institutionnelles, les contraintes budgétaires et les aspirations désabusées des citoyens poseront des obstacles réels. Ce qui est promis dans les salons ministériels doit descendre dans les couloirs des hôpitaux, dans les villes de l’intérieur, dans les villages oubliés.

Sauf que là, les promesses sont mises à l’épreuve des faits : une salle de consultation bondée, une ambulancière qui manque du carburant, un médecin épuisé, un centre de santé qui attend toujours ses rénovations. Loin du discours, ces réalités persistent.

Mais il ne faut pas céder à l’illusion que tout est mort. Le Maroc a les capacités humaines, l’élan sociétal, les talents de la jeunesse pour pousser ce chantier jusqu’au bout. Le pari est immense, certes mais vivre sous un ciel de cynisme serait pire encore.

Elle tourne, tourne… la réforme mais vers quelle destination et quelle vitesse ?

La réforme de la santé au Maroc est une danse compliquée : pas seulement entre ruptures et continuités, mais entre promesses, déceptions, résistances et espérances. Le drame d’Agadir nous rappelle à la gravité. Le plan ministériel offre une direction. Mais c’est dans le quotidien, dans les hôpitaux, les cliniques rurales, les dispensaires isolés, que l’on saura si la roue tourne vraiment ou si elle tourne pour rien.

À tous les observateurs, aux professionnels de santé, aux citoyens concernés : le temps des discours doit laisser la place aux chantiers efficaces, aux audits transparents, aux évaluations publiques. Si la réforme doit tourner, qu’elle tourne dans le sens de la dignité, de l’équité, du service humain et qu’on ne nous offre pas un ballet creux mais une vraie transformation.

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Dimanche 12 Octobre 2025