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Assistants sociaux : colonne vertébrale oubliée de l’État marocain


le Jeudi 24 Juillet 2025

Les travailleurs sociaux au Maroc peinent à exister malgré leur rôle central dans les politiques sociales. Analyse d'une reconnaissance encore inachevée.



Assistants sociaux : colonne vertébrale oubliée de l’État marocain
Dans un Maroc en pleine mutation sociale, où la précarité se fait plus visible et les inégalités plus criantes, il est étonnant de constater combien les travailleurs sociaux restent marginalisés dans les débats publics. Et pourtant, derrière les chiffres de pauvreté, les situations de handicap, les violences faites aux femmes ou encore les enfants en situation de rue, il y a toujours  ou il devrait y avoir un travailleur ou une travailleuse sociale pour accompagner, écouter, réorienter. Mais dans les faits, leur présence est aussi discrète que leur statut est flou.

Le constat n’est pas nouveau. Ce qui change, c’est que la ministre de la Solidarité, de l’Insertion sociale et de la Famille, Naïma Ben Yahia, reconnaît désormais dans un rare moment de lucidité politique qu’il y a urgence à structurer ce métier. Une urgence nationale, même, selon ses mots à la Chambre des Représentants. Mais comment expliquer qu’un pilier aussi essentiel de l’État social ait été laissé aussi longtemps dans l’ombre ?

​Une loi pour exister, un décret pour respirer

La loi 45.18, censée organiser la profession de travailleur social, n’est entrée en vigueur que récemment. Avant cela, rien ou presque. Aucune grille salariale stable, aucune reconnaissance académique unifiée, aucune protection contre la précarité contractuelle. On parle pourtant de plus de 10 000 professionnels assistants sociaux, éducateurs spécialisés, animateurs de rue, conseillers familiaux  qui, chaque jour, comblent les défaillances de l’État dans les quartiers populaires, les centres de protection de l’enfance, ou les structures d’accueil pour personnes âgées.

La ministre promet aujourd’hui une structuration ambitieuse du métier, avec des critères d’accréditation, une liste officielle de diplômes requis, des commissions de validation… mais combien de ces promesses survivent aux lenteurs administratives ou aux alternances politiques ? Comme le dit la sociologue marocaine N. El Malki : « On ne peut pas construire un État social avec des professions fantômes. Il faut leur donner une existence juridique, mais aussi symbolique. »

L​'autre chantier : la formation et les moyens

Un autre volet, présenté comme prioritaire, concerne la formation de 10 000 assistants sociaux à l’horizon 2030. Ce chiffre, aussi engageant soit-il, pose de nombreuses questions : dans quelles universités ? Avec quels encadrants ? Pour quels débouchés ? On sait déjà que les deux Instituts nationaux de l'action sociale (à Tanger et Oujda) sont saturés et sous-financés. Le projet d’élargissement du réseau national est en cours, mais sans visibilité claire sur les moyens réels qui y seront alloués.

La logique voudrait qu’un tel plan de formation s’accompagne aussi d’une stratégie de recrutement public claire. Or, en parallèle, nombre de travailleurs sociaux sont employés via des associations sous contrat, payés à peine plus que le SMIG, sans sécurité sociale réelle, et exposés à des violences symboliques, voire physiques, dans certains quartiers dits « difficiles ».

​Le paradoxe de la reconnaissance sans statut

Il y a là un paradoxe troublant. On reconnaît l’utilité sociale des travailleurs sociaux, on leur attribue une place stratégique dans les politiques publiques (insertion des jeunes NEET, lutte contre la violence de genre, accompagnement des personnes en situation de handicap…), mais on ne leur donne pas les conditions minimales pour agir efficacement. Ce que certains appellent déjà « l’illusion participative » : on intègre les acteurs sociaux dans des projets pilotés depuis Rabat, mais sans véritable pouvoir de décision local, ni autonomie de diagnostic.

À force d’être les derniers maillons de la chaîne, les travailleurs sociaux deviennent aussi les boucs émissaires d’un système de protection sociale lacunaire. On leur demande de « prendre en charge » des drames humains avec des outils dérisoires. Un professionnel du secteur confiait récemment : « On veut qu’on soit psychologue, médiateur, assistant juridique, infirmier, éducateur… mais avec un salaire de 3 000 dirhams et aucune reconnaissance. »

​L’État social sans bras ni oreilles

Le discours gouvernemental met en avant l’idée de « guichets régionaux », de « commissions intersectorielles », et d’un « programme de communication et de sensibilisation ». Sur le papier, c’est une avancée. Mais sur le terrain, les associations partenaires sont souvent seules à porter les dispositifs sociaux. Or, ces structures sont elles-mêmes épuisées : budgets en baisse, effectifs instables, charges administratives croissantes. À cela s’ajoute une fragmentation institutionnelle : qui pilote vraiment l’action sociale au Maroc ? Le ministère ? Les collectivités ? Les ONG ? La réponse est souvent floue.

Le sociologue Rachid Guerraoui résume bien l’enjeu : « Sans un maillage humain robuste, aucune réforme sociale ne tiendra. L’État social ne se décrète pas, il se déploie par les bras et les oreilles des travailleurs sociaux. »

​Une autre reconnaissance est possible

Il est temps que les travailleurs sociaux sortent de l’ombre. Cela passe par la sécurisation de leur statut, mais aussi par leur intégration dans les politiques publiques comme acteurs à part entière, et non comme simples exécutants. Il s’agit aussi d’une question de justice sociale : peut-on continuer à parler de solidarité nationale alors qu’une partie des acteurs de cette solidarité sont eux-mêmes en situation précaire ?

Donner une voix aux travailleurs sociaux, c’est aussi redonner du sens à l’action publique. C’est reconnaître que derrière chaque dispositif social, allocation, accompagnement, écoute, orientation, il y a un visage, une écoute, une fatigue, un engagement. Et souvent une solitude, aussi.

Une profession aux confins de l’État social

À l’heure où le Maroc affiche sa volonté de bâtir un État social digne de ce nom, il serait incohérent d’en laisser les bâtisseurs les plus essentiels dans l’oubli. Former, reconnaître, stabiliser les travailleurs sociaux, ce n’est pas un luxe technocratique : c’est une condition de survie pour les politiques sociales.

Il ne s’agit pas simplement de corriger une injustice professionnelle, mais d’assumer un choix de société. Parce qu’une société qui ne prend pas soin de celles et ceux qui prennent soin des autres est une société en déséquilibre.

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Jeudi 24 Juillet 2025