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Au soir des hommes, vieillir sans rancune

Pourquoi certains hommes deviennent aigris, et comment d’autres trouvent la sagesse ?


Vieillir, c’est inévitable. Mais vieillir avec aigreur, ce n’est pas une fatalité. L’histoire politique, littéraire et scientifique regorge d’exemples d’hommes et de femmes qui, au soir de leur vie, ont sombré dans l’amertume, comme si leur génie ou leur carrière éclatante n’avaient été qu’un détour vers la désillusion. Mais elle offre aussi, heureusement, des figures lumineuses qui prouvent qu’il est possible de traverser le temps avec curiosité et grandeur d’âme. La question est donc universelle : pourquoi certains se dessèchent alors que d’autres s’illuminent ?



​Quand la gloire se retourne contre son porteur

Image IA
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L’aigreur n’est pas un caprice d’humeur, mais un mécanisme psychologique complexe. Chez les hommes politiques ou les écrivains célèbres, elle prend racine dans l’érosion du prestige. Celui qui a longtemps dominé la scène publique se voit relégué à un rôle secondaire. Les projecteurs se détournent, les micros ne se tendent plus aussi souvent, les applaudissements s’espacent. Pour un ego habitué à la lumière, ce passage dans l’ombre peut être vécu comme une humiliation.

On pense à certains anciens chefs d’État qui, après avoir dirigé des foules, terminent leur vie dans une solitude orgueilleuse, incapables de se détacher d’un passé glorieux. Leur parole, autrefois décisive, ne pèse plus autant. C’est là que naît le ressentiment : contre la jeunesse qui les ignore, contre l’époque qui ne les comprend plus, parfois même contre eux-mêmes, car ils n’ont pas su rester « au centre du jeu ».

​Le piège du monde qui change trop vite

Une autre source d’aigreur est la confrontation brutale avec la vitesse des transformations. Les écrivains, savants et politiques forgent souvent leurs convictions dans un contexte donné. Mais l’Histoire, capricieuse, avance sans eux. Le monde numérique, les révolutions scientifiques, les nouvelles sensibilités sociales peuvent rendre caducs des schémas de pensée autrefois solides. Certains y voient une opportunité de se réinventer ; d’autres s’y sentent dépossédés.

L’homme qui croyait détenir la clé des grandes vérités peut alors sombrer dans le cynisme. L’aigreur devient une manière de dire au monde : « Si je ne comprends plus votre époque, c’est que votre époque a tort. » Ce refus de la remise en question mène tout droit à la crispation.

​Le poids des combats perdus

La vie publique est un champ de bataille permanent. Convaincre, écrire, débattre, négocier… tout cela use. Après des décennies, la fatigue peut prendre la forme d’une désillusion.

Le savant qui n’a pas vu ses travaux reconnus à leur juste valeur, l’écrivain qui se croit incompris, l’homme politique dont les réformes ont été détricotées : tous peuvent se sentir trahis par l’Histoire.

L’amertume vient alors non seulement de l’extérieur, mais de l’intérieur, nourrie par l’idée que « tout cela n’a servi à rien ».

​Quand la solitude dévore

La célébrité attire toujours des cercles d’admirateurs. Mais ceux-ci disparaissent souvent avec le pouvoir ou la mode. À l’heure où les courtisans s’éclipsent, l’homme autrefois entouré découvre une forme de désert.

Cette solitude brutale, si elle n’est pas apprivoisée, engendre un repli sur soi et une aigreur rancunière : « Tous m’ont trahi, personne ne m’est resté fidèle ». L’aigreur est alors une blessure affective avant d’être une posture intellectuelle.

​Des portraits contrastés : de la lumière à l’ombre

L’histoire littéraire nous offre des contrastes frappants. Victor Hugo, vieillissant, aurait pu se contenter de ruminer ses gloires passées. Mais il choisit l’ouverture : il devient le poète du peuple, écrit des vers universels, incarne la République et meurt entouré de millions d’admirateurs.

À l’opposé, Louis-Ferdinand Céline, immense styliste, s’est enfermé dans la haine, l’antisémitisme et les rancunes. Sa fin de vie incarne l’aigreur dans sa forme la plus acide.

Chez les politiques, on peut opposer Nelson Mandela à Charles de Gaulle. Mandela sort de prison vieilli mais lumineux, transformant son autorité en force de réconciliation. De Gaulle, après avoir sauvé la France à deux reprises, finit dans une solitude un peu hautaine, ses Mémoires laissant parfois transparaître une désillusion.

La philosophie, elle aussi, propose ses contrastes. Edgar Morin, centenaire curieux, continue de dialoguer avec les jeunes, de s’émerveiller du savoir et de la vie. Martin Heidegger, en revanche, vieillit replié, hanté par son passé et enfermé dans une pensée opaque.

Ces portraits révèlent que l’aigreur n’est pas un destin biologique, mais bien une orientation existentielle.

L’antidote : trois clés pour vieillir sans aigreur

Peut-on échapper à ce poison lent qu’est l’amertume ? L’histoire semble répondre oui, à condition de cultiver certaines attitudes.

L’humilité : accepter de ne plus être au centre du monde. L’ego qui s’accroche au passé se dessèche. Celui qui admet de redevenir un parmi d’autres retrouve la liberté d’exister sans masque.

La transmission : ceux qui échappent à l’aigreur sont ceux qui savent transmettre. L’ancien ministre qui forme les jeunes générations, l’écrivain qui encourage de nouveaux talents, le savant qui se fait pédagogue : tous trouvent dans ce rôle de passeur un apaisement profond.

La curiosité : sans doute le secret le plus puissant. Celui qui continue d’apprendre, de découvrir, de s’étonner, garde un esprit jeune. Vieillir sans aigreur, c’est rester capable de s’émerveiller, même d’un détail.

​La sagesse comme horizon

Au fond, l’aigreur est l’envers sombre d’un désir de postérité. Tout homme de lettres, de science ou de pouvoir espère laisser une trace. Mais si ce désir se heurte à l’oubli ou à l’indifférence, il se transforme en rancune. Le seul remède durable est donc d’accepter l’inachevé, d’aimer le passage de témoin, et de trouver dans la transmission une forme d’immortalité indirecte.

On pourrait dire que l’aigreur est une manière de lutter contre la mort en dénigrant la vie. La sagesse, à l’inverse, consiste à accueillir la finitude en célébrant ce qui demeure vivant : les idées, les œuvres, les disciples, ou simplement le goût du monde.

Vieillir n’est pas seulement accumuler des années, c’est aussi choisir une posture face au temps.

 L’aigreur est une forme de résistance stérile, une nostalgie vénéneuse qui ferme les horizons. La sagesse, elle, est ouverture, curiosité et générosité.

Les grands vieillards lumineux — Hugo, Mandela, Morin, Césaire — nous rappellent que l’âge peut être une apothéose de l’esprit. Les aigris, eux, montrent que sans antidote, la vieillesse peut devenir une prison intérieure. La leçon est claire : nul ne peut empêcher le temps de passer, mais chacun peut décider comment il veut l’habiter.


Samedi 13 Septembre 2025