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Carburants au Maroc : pourquoi les marges résistent quand les prix mondiaux baissent ?


Rédigé par La rédaction le Mercredi 19 Novembre 2025

Un nouveau rapport du Conseil de la concurrence remet un sujet sensible sur la table : malgré la chute des coûts internationaux du pétrole, les distributeurs au Maroc ne répercutent la baisse que partiellement à la pompe. Les marges restent solides, stables, presque immuables. Faut-il s’en inquiéter ou y voir un fonctionnement normal d’un marché libéralisé ? L’équation mérite plus qu’un simple regard.



​Marges carburant : ce que disent vraiment les chiffres du Conseil de la concurrence

Carburants au Maroc : pourquoi les marges résistent quand les prix mondiaux baissent ?
Le dernier rapport trimestriel du Conseil de la concurrence est arrivé avec la discrétion d’un dossier technique, mais avec un impact politique et social évident. Au cœur du document, un constat qui ne surprend plus vraiment les automobilistes marocains : la baisse des coûts d’approvisionnement à l’international n’est pas intégralement répercutée sur les prix à la pompe. Une tendance déjà observée depuis plusieurs trimestres, mais qui, cette fois, se confirme avec une précision chirurgicale.

Prenons le gasoil, le carburant le plus consommé au Maroc. Son coût d’achat moyen hors taxe a reculé de 0,98 DH/L au deuxième trimestre 2025. Sur les marchés internationaux, les cotations CIF n’ont reculé que de 0,73 DH/L, signe d’un contexte mondial plutôt favorable. Pourtant, le prix auquel les distributeurs vendent le gasoil aux stations-service n’a diminué que de 0,47 DH/L. Le reste — un différentiel de 0,51 DH/L — s’évapore dans la mécanique complexe de la distribution.

L’essence raconte une histoire similaire : un coût d’achat en baisse de 0,61 DH/L, des cotations internationales presque stables (-0,03 DH/L), mais une diminution à la pompe limitée à 0,32 DH/L. Résultat : un écart de 0,29 DH/L.

On peut presque entendre la question qui trotte dans la tête de millions de conducteurs : où passe la différence ?

Le Conseil n’accuse personne. Il observe, il calcule, il met en perspective. Et ce qu’il met en lumière mérite réflexion.

Un marché où la baisse des prix met du temps à arriver au consommateur

Dans un marché ouvert, la logique voudrait que les variations internationales — à la hausse comme à la baisse — soient rapidement reflétées dans le prix final. Sauf que la réalité marocaine est plus subtile.

Les marges brutes, malgré les fluctuations des cours mondiaux, restent étonnamment stables :
– 1,17 DH/L pour le gasoil au T2 2025 (contre 1,21 DH/L un an plus tôt)
– 1,83 DH/L pour l’essence (contre 1,79 DH/L l’année précédente)

Même stabilité en apparence… mais avec des pointes : jusqu’à 1,46 DH/L pour le gasoil, 1,95 DH/L pour l’essence.

On peut y voir une forme de résistance des marges, quelque chose de presque inébranlable, comme si les opérateurs absorbaient la baisse internationale dans leurs propres équilibres internes.

Un économiste de Casablanca, habitué à suivre les marchés pétroliers, nous confiait récemment :

« Les distributeurs au Maroc n’agissent pas illégalement. Mais la mécanique du marché crée un effet cliquet. Quand les prix montent, tout le monde s’aligne vite. Quand ils baissent, on observe un retard, parfois volontaire, parfois structurel. »

Cet effet cliquet, bien connu en économie de l’énergie, renforce le sentiment d’injustice chez les consommateurs. D’autant plus dans un contexte où :

– les salaires stagnent,
– l’inflation pèse sur les ménages,
– et la voiture reste un outil de survie professionnelle pour des millions de Marocains.

un secteur sous pression, entre volatilité mondiale et exigence de rentabilité

Mais réduire la situation à une simple stratégie de marge serait réducteur. Le rapport montre aussi un secteur sous tension, obligé de jongler avec des contraintes logistiques, financières et réglementaires.

Les volumes importés ont augmenté de 4,2 %, atteignant près de 1,72 million de tonnes. C’est considérable. Pourtant, la valeur totale de ces importations a chuté de 22 % sous l'effet de la baisse internationale des cours. Une bonne nouvelle en apparence… mais pas pour tout le monde.

Pour les distributeurs, la variation des cours mondiaux, conjuguée à la volatilité du dirham face au dollar, crée un environnement où anticiper devient presque un pari. Pire encore : les coûts logistiques et d’entreposage, eux, ne baissent pas.

Les ventes augmentent en volume (+3,8 %), mais reculent en valeur (17,27 MMDH contre 19,81 MMDH un an plus tôt). Cela signifie clairement :
les distributeurs vendent plus, mais gagnent moins sur l’ensemble du marché.

Ajoutons l’arrivée de deux nouveaux opérateurs, portant le total à 38 entreprises actives. Cela resserre la concurrence, pousse certains acteurs à maintenir leurs marges unitaires et protège leurs équilibres financiers.

Là encore, un directeur d’entreprise du secteur, sous couvert d’anonymat, nous expliquait :

« Quand le prix international du carburant chute, tout le monde croit que nous nageons dans les bénéfices. La réalité, c’est que notre modèle repose sur la régularité, pas sur l’euphorie. Une baisse brutale du prix du baril peut déstabiliser un plan d’approvisionnement construit plusieurs mois à l’avance. »

Le rapport du Conseil n’infirme ni ne confirme ces arguments. Il les remet en contexte. Et c’est cette nuance qui mérite d’être entendue.

​Transparence et régulation : le vrai débat n’a peut-être pas encore commencé

Le point le plus sensible du rapport ne se trouve pas dans les chiffres, mais dans ce qu’ils impliquent pour l’avenir du marché marocain des hydrocarbures.

Le Conseil de la concurrence appelle, une fois encore, à une surveillance continue du secteur pour garantir la juste formation des prix.

La question qui se pose alors est double :
1. Le marché marocain est-il suffisamment transparent pour que la confiance s’installe ?
2. Quelle place doit prendre l’État dans un secteur libéralisé mais vital pour l’économie ?

La libéralisation n’est pas en cause, tant qu’elle respecte les règles de concurrence. Mais un marché libéralisé ne veut pas dire un marché sans arbitre.

Le Conseil n’accuse pas les distributeurs, mais il insiste sur un besoin clair :
éviter que les marges ne restent prisonnières d’une mécanique qui déconnecte le Maroc des bénéfices du marché mondial.

Dans un pays où le transport est au cœur de la mobilité sociale, cette question n’est pas technique : elle est profondément sociale, presque morale.

​Un marché à rééquilibrer, pas à condamner

L’histoire que raconte ce rapport n’est pas celle d’un scandale, ni celle d’une fatalité. Elle révèle plutôt un système qui a besoin d’équilibre, d’explications, de confiance.

Les distributeurs ne sont ni des prédateurs, ni des victimes. Ils évoluent dans un marché complexe, où le risque, les investissements et la volatilité internationale pèsent lourd.

Les consommateurs, eux, veulent simplement que les bonnes nouvelles internationales, quand elles arrivent, se voient plus clairement sur le ticket de caisse.

Entre les deux, il reste la régulation, cette zone fragile où l’on ajuste, on corrige, on surveille.

C’est peut-être là que se jouera l’avenir d’un marché qui concerne chaque foyer marocain, du chauffeur de taxi de Fès aux jeunes entrepreneurs d’Agadir.

L’enjeu n’est pas seulement économique. Il touche à la justice sociale, à la confiance citoyenne et au droit, pour chacun, à une information claire et fiable.




Mercredi 19 Novembre 2025