Il y a des drames qui ne font pas de bruit. Des tragédies intimes, sans cris, sans larmes, sans hashtags. Le mien, par exemple, se joue dans les restaurants gastronomiques de Casablanca. C’est un drame feutré, silencieux, presque noble… celui de ne jamais comprendre ce qu’on commande.
Tout commence avec une intention sincère. Se faire plaisir. Sortir du train-train. Découvrir une "expérience culinaire". Et là, en terrasse chic ou dans une salle tamisée, nappe blanche, assiette géométrique… on vous tend la carte.
Restaurant chic, nappe blanche, verres qui tintent, serveurs guindés. La carte arrive enfin, posée avec révérence comme s’il s’agissait d’un manuscrit ancien. Je l’ouvre.
Ce moment devrait être un plaisir. Mais moi, je sais que l’épreuve commence. Je la regarde. Elle me regarde. Et chaque ligne est une gifle à ma culture culinaire.
Je vous jure, on dirait les titres de poèmes expérimentaux. Chaque mot sonne chic, mystérieux, parfois même inquiétant. Et là, comme un acteur sans texte, je panique.
Plus je lis, plus je doute. Ai-je vraiment grandi au Maroc ? Ai-je manqué des cours de gastronomie post-moderne au lycée ? Ou suis-je tout simplement un imposteur culturel ?
Alors, comme à chaque fois, pour ne pas passer pour un touriste rural parachuté dans un monde de "sachants", je choisis… au hasard. Avec l’assurance feinte de celui qui sait. Je hoche la tête, je prononce les mots compliqués avec l’accent du menu, je souris poliment au serveur qui n’en demande pas tant.
Mais je suis à Casablanca. Capitale de la branchitude assumée. Je ne peux pas demander naïvement :
Ce qu’il y a de pire, ce n’est pas le plat. C’est l’imposture. Cette sensation d’être un touriste culturel dans son propre pays. De devoir faire semblant d’être un "sachant culinaire", alors qu’on ne sait même pas si le truc qu’on a commandé pousse dans la mer ou dans une serre hydroponique.
Mais on joue le jeu. Pour ne pas paraître bête. Pour ne pas demander :
Il faut sauver la face. Faire semblant. Commander avec aplomb. Alors je pointe un plat au hasard, comme à la roulette russe, et je le prononce avec l’assurance de quelqu’un qui a vu trois saisons de "Top Chef" en accéléré.
Et le plat arrive. Belle assiette, certes. Couleurs subtiles, portions minimalistes. Très Instagrammable. Trois bouchées minimalistes, une mousse translucide, des points de sauce posés à la pince à épiler. Je goûte. C’est… fin. Trop fin. Mon estomac me dit qu’il va falloir compléter ce dîner avec un sandwich et me murmure déjà « On se revoit chez M’dina Snack dans deux heures ».
Et pendant que je mâche mon air décoré à la betterave fermentée, je jette un œil à l’assiette de mon voisin de table : une assiette fumante, copieuse, appétissante. Une revisite de couscous au foie gras, peut-être. Je ne sais pas. Mais c’est clair : c’est ça qu’il fallait prendre.
J’ai encore commandé le mauvais plat. À cause du snobisme du vocabulaire, de la peur de passer pour un ignorant, ou de cette envie absurde d’être à la hauteur d’un menu plus sophistiqué que moi.
Et pendant ce temps, en face de moi, une autre personne mange un plat qui a un vrai goût de nourriture. De maison. De générosité. Et moi, je mâche ma gelée d’algues comme si j’étais dans un concours de mimétisme social.
Je préfère faire un petit commentaire de connaisseur : « Intéressant, vraiment. La texture, surtout… très subtile »
Subtile, oui. Tellement subtile que j’ai encore faim.
Et comme à chaque fois, la soirée se termine dans une boulangerie ouverte tard. Ou chez le vendeur de msemmen au coin de la rue. Un triangle de fromage fondu, un œuf bien gras, un verre de thé sucré. Pas une mousse, pas une écume, pas une réduction. Juste de la nourriture. Compréhensible. Aimante.
La prochaine fois, je change de stratégie. Je ne commanderai plus comme un snob effrayé. Je dirai au serveur :
Et si on me regarde bizarrement, tant pis. Je suis prêt. J’assumerai. Parce que la vraie élégance, ce n’est pas de comprendre les menus abscons, c’est de savoir quand on a faim, et oser le dire.
Tout commence avec une intention sincère. Se faire plaisir. Sortir du train-train. Découvrir une "expérience culinaire". Et là, en terrasse chic ou dans une salle tamisée, nappe blanche, assiette géométrique… on vous tend la carte.
Restaurant chic, nappe blanche, verres qui tintent, serveurs guindés. La carte arrive enfin, posée avec révérence comme s’il s’agissait d’un manuscrit ancien. Je l’ouvre.
Ce moment devrait être un plaisir. Mais moi, je sais que l’épreuve commence. Je la regarde. Elle me regarde. Et chaque ligne est une gifle à ma culture culinaire.
« Effeuillée de dorade en infusion d’hibiscus et croquant d’amarante noire »
« Caresse de foie de volaille sur croustillant de polenta fumée »
« Rêverie de pigeon désossé, écume de maïs torréfié et gelée d’argan »
Je vous jure, on dirait les titres de poèmes expérimentaux. Chaque mot sonne chic, mystérieux, parfois même inquiétant. Et là, comme un acteur sans texte, je panique.
Plus je lis, plus je doute. Ai-je vraiment grandi au Maroc ? Ai-je manqué des cours de gastronomie post-moderne au lycée ? Ou suis-je tout simplement un imposteur culturel ?
Alors, comme à chaque fois, pour ne pas passer pour un touriste rural parachuté dans un monde de "sachants", je choisis… au hasard. Avec l’assurance feinte de celui qui sait. Je hoche la tête, je prononce les mots compliqués avec l’accent du menu, je souris poliment au serveur qui n’en demande pas tant.
Mais je suis à Casablanca. Capitale de la branchitude assumée. Je ne peux pas demander naïvement :
« L’amarante, c’est sucré ou salé ? »
Ce qu’il y a de pire, ce n’est pas le plat. C’est l’imposture. Cette sensation d’être un touriste culturel dans son propre pays. De devoir faire semblant d’être un "sachant culinaire", alors qu’on ne sait même pas si le truc qu’on a commandé pousse dans la mer ou dans une serre hydroponique.
Mais on joue le jeu. Pour ne pas paraître bête. Pour ne pas demander :
« Excusez-moi, le sabayon, c’est une sauce ou une sorte de crème brûlée salée ? »
Il faut sauver la face. Faire semblant. Commander avec aplomb. Alors je pointe un plat au hasard, comme à la roulette russe, et je le prononce avec l’assurance de quelqu’un qui a vu trois saisons de "Top Chef" en accéléré.
« Pour moi, la déclinaison marine sur son sable végétal torréfié… merci. »
Et le plat arrive. Belle assiette, certes. Couleurs subtiles, portions minimalistes. Très Instagrammable. Trois bouchées minimalistes, une mousse translucide, des points de sauce posés à la pince à épiler. Je goûte. C’est… fin. Trop fin. Mon estomac me dit qu’il va falloir compléter ce dîner avec un sandwich et me murmure déjà « On se revoit chez M’dina Snack dans deux heures ».
Et pendant que je mâche mon air décoré à la betterave fermentée, je jette un œil à l’assiette de mon voisin de table : une assiette fumante, copieuse, appétissante. Une revisite de couscous au foie gras, peut-être. Je ne sais pas. Mais c’est clair : c’est ça qu’il fallait prendre.
J’ai encore commandé le mauvais plat. À cause du snobisme du vocabulaire, de la peur de passer pour un ignorant, ou de cette envie absurde d’être à la hauteur d’un menu plus sophistiqué que moi.
Et pendant ce temps, en face de moi, une autre personne mange un plat qui a un vrai goût de nourriture. De maison. De générosité. Et moi, je mâche ma gelée d’algues comme si j’étais dans un concours de mimétisme social.
Je préfère faire un petit commentaire de connaisseur : « Intéressant, vraiment. La texture, surtout… très subtile »
Subtile, oui. Tellement subtile que j’ai encore faim.
Et comme à chaque fois, la soirée se termine dans une boulangerie ouverte tard. Ou chez le vendeur de msemmen au coin de la rue. Un triangle de fromage fondu, un œuf bien gras, un verre de thé sucré. Pas une mousse, pas une écume, pas une réduction. Juste de la nourriture. Compréhensible. Aimante.
La prochaine fois, je change de stratégie. Je ne commanderai plus comme un snob effrayé. Je dirai au serveur :
« Apportez-moi le plat que tout le monde regrette de ne pas avoir pris. Celui que l’on finit en silence, sans filtre Instagram, mais avec un sourire sincère. »
Et si on me regarde bizarrement, tant pis. Je suis prêt. J’assumerai. Parce que la vraie élégance, ce n’est pas de comprendre les menus abscons, c’est de savoir quand on a faim, et oser le dire.