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Circuits traditionnels vs modernes : derrière le prix, les disparités cachées


le Vendredi 11 Juillet 2025



​Un même produit, des prix très différents

Circuits traditionnels vs modernes : derrière le prix, les disparités cachées
Acheter un litre de lait à Casablanca, un paquet de pâtes à Tiznit ou une boîte de concentré de tomates à Fès : derrière ces gestes du quotidien se cachent des réalités économiques très différentes. Les consommateurs marocains ne paient pas tous le même prix pour les mêmes produits alimentaires, selon qu’ils achètent dans une grande surface climatisée ou dans une épicerie de quartier, en ville ou en milieu rural.

À travers son Avis A/1/25, le Conseil de la Concurrence met en lumière ces écarts territoriaux et structurels, et tente de répondre à une question essentielle : que paient réellement les consommateurs marocains pour leur alimentation ? Les conclusions sont sans appel : les circuits de distribution, dans leur diversité et leur désorganisation, contribuent à créer une inégalité d’accès au prix juste.

Deux mondes parallèles : le moderne et le traditionnel

Le système de distribution alimentaire au Maroc repose sur deux canaux principaux :

Le circuit traditionnel, majoritaire en volume, composé d'épiciers de quartier, de souks, de vendeurs ambulants, de grossistes locaux.

Le circuit moderne, en croissance, représenté par les grandes et moyennes surfaces (GMS), les enseignes franchisées, et plus récemment, le e-commerce.

Ces deux circuits coexistent sans être intégrés ni coordonnés. Chacun obéit à ses propres logiques de fonctionnement, de tarification, de logistique… et de marge.

​ Comparatif concret : les pâtes, le couscous et la confiture

Exemple 1 : Les pâtes alimentaires
Dans le commerce traditionnel, le paquet de spaghettis de 250g coûte entre 3,50 et 4,00 DH dans les quartiers populaires de Salé. En grande surface à Rabat, le même produit est proposé à 4,50 DH, voire 5 DH. Pourtant, l’achat en gros réalisé par les GMS devrait théoriquement réduire le prix.

Le Conseil note que les grandes surfaces appliquent des marges plus élevées sur les produits à forte rotation, compensant les promotions affichées par une majoration discrète sur d’autres références.

Exemple 2 : Le couscous conditionné
À Marrakech, une boîte de couscous moyen de 1 kg coûte 8 DH chez l’épicier du quartier, contre 9,50 à 10 DH dans un hypermarché du centre. Mais à Tinghir, ce même produit dépasse les 11 DH, tous circuits confondus, faute de logistique et de concurrence.

Le prix varie donc selon le canal de distribution… mais aussi selon la localisation géographique, révélant des inégalités territoriales fortes.

Exemple 3 : La confiture
Produit non périssable, la confiture connaît de fortes disparités. Dans les GMS de Casablanca, une marque nationale coûte en moyenne 9,90 DH le pot de 250g. Dans les épiceries rurales de Khénifra, elle atteint souvent 11 à 12 DH. L’absence de distribution directe et la multiplicité des intermédiaires expliquent cette différence.

​ Une structure de coûts éclatée, sans logique commune

Selon le rapport du Conseil, la formation du prix final varie selon plusieurs facteurs :

Le nombre d’intermédiaires : dans les circuits traditionnels, les produits transitent souvent par 3 à 4 niveaux (grossiste national > semi-grossiste > distributeur local > détaillant).

La logistique : les grandes surfaces intègrent une logistique centralisée, mais imposent des frais de référencement et des marges arrière aux fournisseurs.

Les charges fixes : loyers, salaires, frais d’électricité, variables selon les villes, pèsent sur la tarification finale.

Les pratiques commerciales : dans le circuit traditionnel, le "prix mimétique" (s’aligner sur le concurrent) domine, tandis que dans les GMS, c’est la stratégie de marges croisées.

Territoires oubliés : quand la ruralité devient synonyme de cherté

Contrairement à une idée reçue, les produits alimentaires ne sont pas toujours moins chers en dehors des grandes villes. Au contraire, l’Avis A/1/25 montre que plus on s’éloigne des centres urbains structurés, plus les prix grimpent, en raison de la faiblesse des infrastructures logistiques et du manque de concurrence.

Dans des provinces comme Drâa-Tafilalet, l’Oriental ou certaines zones du Souss, les consommateurs paient souvent plus cher que les Casablancais pour les mêmes produits… tout en disposant de revenus bien inférieurs.

Ce déséquilibre territorial souligne l’urgence de penser une politique de distribution équitable à l’échelle nationale.

​Les consommateurs paient… mais ne savent pas quoi

Un des points les plus frappants de l’Avis A/1/25 est l’absence totale de transparence sur la composition du prix. Ni dans le circuit traditionnel, ni dans le moderne, le consommateur n’a accès à une ventilation des marges ou des coûts.

Ce manque de lisibilité ouvre la voie à des pratiques abusives, notamment dans la grande distribution où les marges arrière ne figurent nulle part sur les étiquettes, ni dans les états financiers publiés.

À cela s’ajoute l’absence d’un observatoire public indépendant des prix alimentaires, qui permettrait de publier régulièrement des comparaisons régionales et sectorielles.

​ Une spirale où tout le monde perd (sauf les très gros)

Le paradoxe est cruel : les producteurs locaux gagnent peu, les consommateurs paient beaucoup, et ce sont les intermédiaires puissants ou les centrales d’achat des GMS qui captent la plus grosse part de la valeur ajoutée.

Cette situation décourage l’investissement dans les circuits courts, rend les petites marques invisibles dans les rayons, et amplifie les inégalités de pouvoir d’achat entre régions.

​Recommandations pour un prix plus juste et équitable

Le Conseil de la Concurrence émet plusieurs pistes concrètes pour rééquilibrer le rapport prix/valeur :

Créer un observatoire national des marges et des prix alimentaires avec données accessibles au public ;
Moderniser le commerce traditionnel via des plateformes logistiques locales, la digitalisation et des incitations fiscales ;
Réduire le nombre d’intermédiaires en soutenant les circuits courts et les coopératives d’achat ;
Équiper les zones rurales de réseaux de distribution modernes, en lien avec les chambres de commerce régionales ;
Imposer plus de transparence aux GMS, notamment sur les marges arrière, les prix d’achat, et les conditions de référencement.

​Payer moins, c’est aussi une question de justice territoriale

Derrière la question des prix alimentaires au Maroc se cache une problématique bien plus large : celle de la justice économique entre consommateurs urbains et ruraux, entre circuits organisés et informels, entre marques dominantes et petits producteurs.

Tant que le système de distribution restera éclaté, inégalitaire et opaque, les Marocains continueront à subir une inflation fabriquée, bien plus qu’elle n’est subie. Il est temps de remettre à plat les circuits, pour que chacun, où qu’il vive, paie le juste prix.




Vendredi 11 Juillet 2025