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Conflits d’intérêts et corruption : Aucune rédaction qui se respecte ne peut faire l’impasse sur ce débat-là


Rédigé par La rédaction le Samedi 15 Novembre 2025

Au Maroc, la question des conflits d’intérêts et de la corruption n’est plus un sujet de colloques feutrés : elle se joue à la fois au Parlement, où l’opposition martèle le thème séance après séance, et sur YouTube, où une galaxie de chroniqueurs, juristes, militants et anonymes tiennent un procès permanent de la classe politique et des élites économiques.

Ce qui suit n’est pas un réquisitoire de plus, ni un plaidoyer d’innocence : c’est une tentative de mettre en regard les faits, les chiffres, les textes de loi en préparation, les rapports officiels… et la colère très réelle qui monte dans l’opinion.



Le thermomètre de Transparency International. qui vire au rouge

Conflits d’intérêts et corruption : Aucune rédaction qui se respecte ne peut faire l’impasse sur ce débat-là
Première donnée brute : le Maroc recule dans l’indice de perception de la corruption de Transparency International. En 2024, le pays obtient un score de 37/100 et se retrouve à la 99ᵉ place mondiale, perdant 26 rangs en six ans.

Ce n’est pas seulement un mauvais classement : c’est un signal politique. Pour l’opposition, c’est la preuve que les grandes stratégies annoncées n’ont pas produit l’électrochoc attendu. Pour les Youtubeurs et commentateurs en ligne, c’est “la confirmation statistique” de ce qu’ils décrivent depuis des années : petits arrangements, marchés publics douteux, passe-droits, népotisme.

En face, le gouvernement rappelle qu’une Stratégie nationale de lutte contre la corruption existe, qu’une Instance nationale de la probité (INPPLC) a été installée et que le pays a engagé avec l’OCDE un chantier de modernisation de sa gouvernance publique.

Autrement dit : sur le papier, le Maroc n’est pas inactif. Mais le décalage entre les dispositifs annoncés et la perception citoyenne grandit.

Sous la coupole, une opposition qui joue son rôle… et en fait un étendard

À la Chambre des représentants, les questions orales, les motions et les sorties médiatiques de l’opposition reviennent régulièrement sur les conflits d’intérêts :

– élus qui seraient en même temps juges et parties dans des dossiers de foncier ou de marchés publics,
– responsables ayant des participations dans des entreprises en relation avec l’État,
– absence de régulation claire pour certains secteurs sensibles.

Dans un débat récent sur le rôle de l’opposition, plusieurs leaders ont insisté sur la nécessité d’un “contre-pouvoir actif, critique et porteur d’alternatives”, appelant à un débat national structuré sur la moralisation de la vie publique.

Le message est clair : si le Parlement ne se saisit pas sérieusement de ces sujets, le terrain sera occupé par d’autres arènes.

L’opposition pointe :

un arsenal juridique jugé incomplet sur les conflits d’intérêts,
une application inégale des règles existantes,
une justice perçue comme lente et sélective dans les dossiers de corruption.


Mais, il faut rappeler que les partis d’opposition d’aujourd’hui ont aussi été, pour certains, majorité hier. Leur propre bilan en matière de moralisation est loin d’être immaculé. Le débat au Parlement est donc souvent traversé par une forme d’hypocrisie partagée : chacun accuse l’autre d’avoir verrouillé le système… quand il était aux commandes.

YouTube, nouveau tribunal populaire

Parce que les citoyens ne croient plus trop aux communiqués officiels, le procès de la corruption s’est déplacé vers les plateformes. Des chaînes YouTube, parfois suivies par des centaines de milliers d’abonnés, décortiquent dossiers, fuites, rumeurs, décisions judiciaires, budgets publics, appels d’offres.

On y trouve le meilleur et le pire :

parfois un vrai travail d’enquête, de recoupement et de vulgarisation juridique ;
parfois du sensationnalisme brut, de l’accusation sans preuve, voire de la diffamation pure.

Ce qui est certain, c’est que l’espace numérique a cassé le monopole du récit. Des jeunes, souvent précaires, se filment dans leur salon pour dénoncer ce qu’ils appellent “le système des copains et des cousins”, ciblant élus, hauts fonctionnaires, patrons, notables locaux. Leur argument central : “si la justice ne bouge pas, le tribunal de l’opinion rendra son verdict”.

Mais c'est un vrai probléme : ce tribunal n’a ni procédure contradictoire, ni droit de réponse garanti, ni protection des données. Certes, il met une pression salutaire sur des institutions qui, longtemps, ont fonctionné en circuit fermé. Mais, il brouille la frontière entre enquête et rumeur, ce qui peut fragiliser des individus sans que les responsabilités soient clairement établies.

Textes de loi en préparation : un tournant… ou un nouveau trompe-l’œil ?

Au cœur du débat, une question simple : le Maroc se donne-t-il enfin les moyens juridiques de prévenir les conflits d’intérêts ?

Plusieurs chantiers sont sur la table :

un projet de loi spécifique sur la prévention des conflits d’intérêts, appelé à encadrer la “déclaration d’intérêts” pour un large éventail de responsables (ministres, élus, cadres de l’administration, magistrats, etc.) ;
le renforcement du dispositif de déclaration de patrimoine, déjà obligatoire pour de nombreuses catégories d’élus et de fonctionnaires ;
un texte visant à protéger les lanceurs d’alerte dans la fonction publique.

Sur le papier, tout cela va dans le bon sens. L’INPPLC insiste sur la nécessité d’un triptyque cohérent : déclaration de patrimoine, prévention des conflits d’intérêts, protection des dénonciateurs.

La question qui fâche, posée par l’opposition comme par les Youtubeurs, est ailleurs :

qui contrôlera réellement ces déclarations ?
quelles sanctions effectives seront appliquées ?
les hautes sphères seront-elles concernées au même titre que l’échelon local ?

Sans réponse claire à ces questions, le soupçon de “lois vitrines” — très belles sur le papier, beaucoup moins percutantes dans la réalité — restera intact.

Cour des comptes, INPPLC, justice : des institutions sous suspicion… ou sous pression ?

Dans ce climat de défiance, chaque prise de parole officielle est disséquée. Quand la présidente de la Cour des comptes explique que sur 77 plaintes reçues en 2024 par la juridiction financière, seules deux présentaient des éléments sérieux pouvant justifier une mise en cause judiciaire, une partie de l’opinion y voit la preuve que “tout est étouffé”.

La Cour, de son côté, insiste :

la majorité des plaintes sont mal documentées,
certaines relèvent de règlements de comptes politiques,
le contrôle financier ne peut pas se transformer en police générale de la morale.

Les chiffres de la déclaration de patrimoine illustrent la même ambiguïté : depuis 2010, près de 463 000 déclarations ont été déposées auprès de la Cour des comptes et des Cours régionales.

C’est considérable en volume, mais très peu de dossiers débouchent sur des poursuites. Faut-il en conclure que tout va bien ? Ou que le système n’est pas conçu pour aller jusqu’au bout ?

Là encore, certains de bonne ou de mauvaise foie pointent un manque de courage politique dans le déclenchement de procédures contre certains profils “intouchables”. Mais, il faut reconnaître qu’une partie des attentes populaires relève de la confusion : la Cour des comptes n’est pas un parquet national financier, et son mandat reste encadré par des textes.

La tentation du “tous pourris” et le risque démocratique

Quand les conflits d’intérêts supposés s’accumulent, quand les affaires réelles ou perçues se multiplient, la tentation est forte de conclure à un “système entièrement corrompu”. C’est le discours le plus simple à vendre, surtout sur les réseaux : il ne demande ni nuances, ni vérifications, ni effort d’analyse.

Le danger, pour la démocratie marocaine, est double :

d’un côté, banaliser la corruption en la présentant comme un destin culturel (“c’est comme ça, on n’y peut rien”) ;
de l’autre, délégitimer toutes les institutions en bloc, ouvrant la voie à un rejet pur et simple du jeu politique.

Les travaux de l’OCDE sur la gouvernance au Maroc soulignent d’ailleurs cette tension : ils reconnaissent des progrès réels (cadre stratégique, création d’institutions dédiées), tout en pointant un déficit d’application, de transparence et de participation citoyenne.

Autrement dit : le pays a posé une architecture, mais le ciment de la confiance n’a pas pris.

​Entre malaise et opportunité historique, lee Maroc est dans un moment paradoxal :

jamais les mots “conflit d’intérêts”, “déclaration de patrimoine”, “lanceur d’alerte” n’ont été autant présents dans le langage institutionnel ;

jamais la suspicion populaire n’a été aussi forte, nourrie par des classements internationaux en berne, par des scandales ponctuels, par la frustration sociale.


Ce malaise peut tourner au cynisme généralisé. Il peut aussi devenir une opportunité historique si le débat actuel débouche sur :

des lois réellement appliquées,
des décisions judiciaires exemplaires,
une transparence beaucoup plus radicale sur le patrimoine et les intérêts des responsables publics.

La balle n’est pas seulement dans le camp du gouvernement ou de l’opposition. Elle est aussi dans celui des rédactions, qui ont à choisir : commenter à distance le vacarme… ou documenter, patiemment, les mécanismes qui permettent aux conflits d’intérêts et à la corruption de prospérer — et ceux qui, enfin, pourraient les faire reculer.

Ce que devrait faire une rédaction qui se respecte : Revenons à la question de départ : qu’est-ce qu’une rédaction sérieuse doit faire face à ce débat qui fait rage ?

Sortir de la simple indignation.
Ne pas se contenter de relayer les coups de gueule de l’opposition ou des Youtubeurs, mais aller vérifier, dossier par dossier, ce qui relève du fait, de l’interprétation ou de la pure rumeur.

Suivre au millimètre les textes de loi.
Couvrir, ligne par ligne, l’élaboration des lois sur les conflits d’intérêts, la déclaration de patrimoine, la protection des lanceurs d’alerte. Comparer les versions successives, les amendements, les reculs.

Mettre en regard rapports officiels et vécu citoyen.
Confronter les chiffres de la Cour des comptes, de l’INPPLC ou de Transparency aux témoignages de terrain : entrepreneurs face aux marchés publics, citoyens confrontés à la petite corruption administrative, fonctionnaires sous pression, etc.

Donner la parole à tous les niveaux.
Pas seulement aux “grands noms” de l’opposition ou du gouvernement, mais aussi aux magistrats, aux experts en gouvernance, aux économistes, aux juristes… et aux jeunes qui font vivre ce débat en ligne.

Refuser à la fois la complaisance et le complotisme.
Ne pas servir de service de communication aux institutions, mais ne pas non plus succomber au réflexe du “tout est truqué”.




Samedi 15 Novembre 2025