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De l’intelligence artificielle à la finance des données : le Maroc et l’Afrique à l’aube d’un nouveau cycle du capital


Par Dr Az-Eddine Bennani

Depuis la montée en puissance des systèmes d’information et des bases de données dans les organisations, notamment celles à but lucratif, je me suis souvent interrogé sur une question fondamentale :

- Pourquoi ces bases de données, pourtant au cœur de la création de valeur, ne figurent-elles pas comme des actifs dans les bilans comptables ?
- Pourquoi les investissements immatériels : logiciels, formations, recherche, capital humain ne sont-ils pas valorisés de la même manière que les investissements matériels ?

Aujourd’hui, avec l’essor spectaculaire de l’intelligence artificielle, dont la performance dépend entièrement de l’exploitation d’une masse considérable de données, il devient urgent d’apporter une réponse comptable, économique et stratégique à cette question.

C’est d’ailleurs une continuité logique du questionnement que j’avais déjà formulé dans ma thèse soutenue à la Sorbonne en 1998, à propos du paradoxe de la productivité mis en évidence par Robert Solow : « On voit des ordinateurs partout, sauf dans les statistiques de productivité. » J’y avais proposé, comme d’autres chercheurs américains, une explication tenant à la mauvaise évaluation de la valeur créée par les actifs immatériels et à la non-prise en compte systémique de leurs effets différés.

Cette réflexion s’est prolongée dans mon HDR soutenue en 2005 à l’Université Toulouse Capitole, où j’ai approfondi les liens entre stratégie, gouvernance, systèmes d’information et performance organisationnelle.

Déjà à cette époque, je soutenais que la mesure de la valeur devait évoluer vers des modèles intégrant les actifs cognitifs et numériques, annonçant ainsi la question contemporaine de la finance des données.



De la donnée à l’actif : un changement de paradigme mondial

De l’intelligence artificielle à la finance des données : le Maroc et l’Afrique à l’aube d’un nouveau cycle du capital
Si l’intelligence artificielle est la nouvelle électricité, alors la liquidité des données en est le marché de l’énergie. Partout dans le monde, un nouveau paradigme s’impose : celui de la finance des données, où les organisations cherchent à valoriser leur patrimoine informationnel comme un actif stratégique.

Des entreprises pionnières explorent la tokenisation des données, c’est-à-dire leur certification par blockchain et intelligence artificielle, afin d’en garantir la propriété, la traçabilité et la valorisation économique. Cette évolution ouvre la voie à un nouveau capitalisme cognitif, où la donnée devient la véritable unité de mesure de la richesse immatérielle.

Le chemin marocain : de la gouvernance à la capitalisation

Le Maroc a déjà posé les bases d’une souveraineté numérique structurée : la Commission Nationale de Protection des Données Personnelles (CNDP) veille à la protection des droits numériques ; le développement d’un cloud souverain garantit la maîtrise de l’infrastructure ; et la stratégie Maroc Digital 2030 inscrit la gouvernance de la donnée et l’intelligence artificielle parmi les priorités nationales.

L’enjeu désormais est de passer de la gouvernance à la capitalisation. Il s’agit de créer les conditions pour que les données publiques et privées deviennent des actifs productifs, générateurs de valeur, d’innovation et de confiance. On peut imaginer à terme un dispositif que j’appelle MrabaData inspiré du principe de la bourse de la donnée, où chaque institution ou entreprise pourrait déclarer, certifier et valoriser ses données dans un cadre éthique, transparent et souverain.

Un tel modèle placerait le Maroc à l’avant-garde d’une finance des données souveraine, inclusive et respectueuse de ses valeurs culturelles et sociales.

L’Afrique du réveil des données

Sur tout le continent, une nouvelle conscience émerge : la donnée n’est plus un sous-produit de la numérisation, mais une ressource stratégique et géoéconomique. Des initiatives comme Smart Africa ou le Cadre africain de gouvernance des données adopté par l’Union africaine illustrent cette prise de conscience collective.

Les États africains cherchent désormais à construire un écosystème de souveraineté numérique fondé sur trois piliers : l’infrastructure — data centers, clouds souverains, interconnexions régionales ; les compétences — ingénierie de la donnée, IA, cybersécurité, analyse prédictive ; et la gouvernance — cadres juridiques, éthiques et comptables favorisant la valorisation des actifs numériques.

Dans ce mouvement, le Maroc peut devenir un hub continental de la finance des données, reliant l’Afrique, l’Europe et le monde arabe autour d’un modèle équilibré de développement numérique.

Réécrire la logique de la richesse

La donnée est en train de redéfinir la nature même du capital. Elle ne s’épuise pas : elle se recompose, se valorise et se régénère à chaque usage. Elle devient un actif circulaire, au cœur de la productivité cognitive du XXIᵉ siècle.

Mais sa valeur dépendra de la gouvernance qu’on lui accorde. Pour le Maroc et pour l’Afrique, l’enjeu n’est pas seulement technologique : il est épistémologique, économique et civilisationnel. C’est celui d’un nouveau contrat numérique, où la donnée devient un bien commun, un levier de développement et un actif national, fondement d’une souveraineté retrouvée.

Par Dr Az-Eddine Bennani

 


Lundi 27 Octobre 2025