Par Adnan Debbarh
Le colonialisme n’a pas été un accident, mais une logique construite pour durer. Sa trace persiste : dans l’urbanisme, les institutions, les mots. Ce passé n’est pas une relique : c’est un logiciel encore actif, qu’il faut désinstaller pour libérer la mémoire.
À l’école, où se forge la mémoire nationale, les récits restent figés. Les manuels racontent encore le Maroc selon des cadres hérités. Ainsi, la bataille d’Anoual devient une anecdote héroïque, sans mention des tactiques rifaines ou de l’impact diplomatique d’Abdelkrim, pourtant soutenu par l’Internationale communiste et admiré par Ho Chi Minh. Une épopée politique devient folklore.
Les chapitres sur la colonisation sont souvent relégués à quelques pages, sans lien avec les enjeux du présent. On y apprend des dates, rarement des blessures.
Le récit évite les dilemmes moraux : la complicité des notables, les révoltes noyées dans le silence, les ruses diplomatiques du protectorat. C’est un récit sans tension, donc sans transmission.
La brutalité de la conquête, les résistances du Rif, du Moyen Atlas ou du Souss y étaient à peine évoquées. Les figures ambiguës, un Thami El Glaoui drapé dans sa collaboration, y étaient traitées comme des personnages de théâtre, jamais comme des cauchemars vécus.
La mémoire coloniale s’inscrit aussi dans nos villes : Casablanca vitrine, Rabat forteresse, Tétouan enclave. L’urbanisme fut un manifeste politique. Derrière les façades Art déco, la ségrégation dictait la forme et la fonction.
À Casablanca, l’avenue Mohammed V expose l’Art déco en vitrine. Mais derrière, Hay Mohammadi et Carrières Centrales, anciens quartiers indigènes, souffrent encore d’un héritage de relégation. Le plan Écochard, conçu pour diviser, façonne encore la ville aujourd’hui : la beauté pour les dominants, la laideur pour les autres.
L’architecture coloniale eut son génie, mais un génie armé de compas et de frontières invisibles.
L’Art déco de Casablanca, le néo-mauresque des bâtiments publics, le rationalisme andalou des villes du Nord témoignent d’un savoir-faire esthétique, parfois d’un dialogue subtil avec le territoire. Le geste artistique fut souvent instrumentalisé : la beauté n’effaçait pas la hiérarchie. L’espace disait la domination.
Ce découpage colonial a laissé des séquelles profondes. Entre la ville dite “moderne” et la médina souvent marginalisée, un apartheid urbain inavoué s’est installé.
Les quartiers populaires relèvent encore, dans leur trame, de cette géographie du soupçon : bidonvilles excentrés, routes sans équipements, écoles de seconde zone. Beaucoup de ces zones étaient à l’origine des espaces réservés aux “travailleurs natifs”, logés loin du centre, près des usines.
Nos villes sont des palimpsestes à ciel ouvert. Chaque rue, chaque alignement de palmiers, chaque trottoir asymétrique murmure un héritage — parfois effacé, jamais éteint.
La langue, elle aussi, porte les stigmates du passé.
Le français des élites, l’espagnol du Nord, la darija de la rue : notre trilinguisme reflète une identité fragmentée. Un étudiant passe du français académique à la prière en arabe classique, avant de plaisanter en darija, trois langues pour une société éclatée.
L’amazigh, lui, est traité comme une langue-musée, on l’expose dans les panneaux officiels, mais rarement lors de réunions officielles.
Dans cette polyphonie fragmentée, notre langue cherche encore son centre de gravité. Nous parlons souvent dans les mots de l’autre, et parfois même contre nous-mêmes. Comme si notre voix collective restait toujours en attente d’elle-même.
Mais le plus profond des héritages coloniaux réside peut-être dans la mémoire sélective qu’il a induite, et que le Maroc indépendant n’a pas entièrement déconstruite. L’indépendance, conquise au prix de luttes immenses, n’a pas toujours permis un rééquilibrage juste des récits. Elle a parfois perpétué les omissions du passé.
Certaines pages collent encore aux doigts de l’État.
Prenez le cas des goumiers marocains : ils ont leurs monuments à Paris ou à Meknès, honorés pour avoir combattu sous drapeau français. Mais où sont les stèles de nos héros ? Ces morts-là n’intéressent personne, car commémorer leur sacrifice reviendrait à leur donner une reconnaissance. Le silence, ici, est un choix politique."
À l’inverse, certaines figures liées au pouvoir colonial, collaborateurs, anciens caïds, notabilités compromises, ont parfois trouvé leur place dans l’espace public, au nom de la continuité de l’État, ou du compromis historique.
L’empreinte coloniale n’est pas refermée. C’est une douleur logée dans nos villes, nos langues, nos silences. Elle exige reconnaissance, non ressentiment : nommer la faille, lui donner des visages, pour que la modernité ne se construise pas sur l’oubli.
Le temps est venu d’un récit qui transformerait cette fracture coloniale en suture, non pour cicatriser trop vite, mais pour enfin aligner les bords de la plaie.
Ce récit existe déjà, mais en mosaïque : dans les archives clandestines des familles rifaines, dans les graffitis de Casablanca qui ressuscitent les visages de disparus, dans les chants amazighs interdits des années 1970, aujourd’hui samplés par des rappeurs. Il ne s’agit pas de remplacer une histoire officielle par une autre, mais de laisser toutes les mémoires coexister, même si elles se contredisent.
La vérité n’est pas un monolithe. C’est une conversation désordonnée, bruyante, parfois douloureuse. C’est à ce prix que le Maroc pourra enfin se parler à lui-même.
Un récit capable d’embrasser toutes les mémoires marocaines, même celles qu’on a trop longtemps interdites.
Car le Maroc de demain ne pourra grandir que s’il sait parler à voix haute, avec lucidité, tendresse et courage, à lui-même.
Mais qu’avons-nous fait de ceux qui ont résisté ?
Où sont les avenues Mohamed Ben Abdelkrim El Khattabi, Zaid Ou Hmad, Assou Oubasslam, ou Chérif Ameziane ? Où sont les films, les manuels, les pièces de théâtre qui leur donnent chair ?
Le silence pèse d’autant plus qu’il est organisé. Ce n’est pas l’oubli : c’est un effacement.
La fracture coloniale n’est pas seulement une affaire de mémoire : elle a redessiné les visages du héros et les contours de l’oubli.
C’est à cette autre bataille, celle du récit de la résistance, que nous devons maintenant nous confronter.
À l’école, où se forge la mémoire nationale, les récits restent figés. Les manuels racontent encore le Maroc selon des cadres hérités. Ainsi, la bataille d’Anoual devient une anecdote héroïque, sans mention des tactiques rifaines ou de l’impact diplomatique d’Abdelkrim, pourtant soutenu par l’Internationale communiste et admiré par Ho Chi Minh. Une épopée politique devient folklore.
Les chapitres sur la colonisation sont souvent relégués à quelques pages, sans lien avec les enjeux du présent. On y apprend des dates, rarement des blessures.
Le récit évite les dilemmes moraux : la complicité des notables, les révoltes noyées dans le silence, les ruses diplomatiques du protectorat. C’est un récit sans tension, donc sans transmission.
La brutalité de la conquête, les résistances du Rif, du Moyen Atlas ou du Souss y étaient à peine évoquées. Les figures ambiguës, un Thami El Glaoui drapé dans sa collaboration, y étaient traitées comme des personnages de théâtre, jamais comme des cauchemars vécus.
La mémoire coloniale s’inscrit aussi dans nos villes : Casablanca vitrine, Rabat forteresse, Tétouan enclave. L’urbanisme fut un manifeste politique. Derrière les façades Art déco, la ségrégation dictait la forme et la fonction.
À Casablanca, l’avenue Mohammed V expose l’Art déco en vitrine. Mais derrière, Hay Mohammadi et Carrières Centrales, anciens quartiers indigènes, souffrent encore d’un héritage de relégation. Le plan Écochard, conçu pour diviser, façonne encore la ville aujourd’hui : la beauté pour les dominants, la laideur pour les autres.
L’architecture coloniale eut son génie, mais un génie armé de compas et de frontières invisibles.
L’Art déco de Casablanca, le néo-mauresque des bâtiments publics, le rationalisme andalou des villes du Nord témoignent d’un savoir-faire esthétique, parfois d’un dialogue subtil avec le territoire. Le geste artistique fut souvent instrumentalisé : la beauté n’effaçait pas la hiérarchie. L’espace disait la domination.
Ce découpage colonial a laissé des séquelles profondes. Entre la ville dite “moderne” et la médina souvent marginalisée, un apartheid urbain inavoué s’est installé.
Les quartiers populaires relèvent encore, dans leur trame, de cette géographie du soupçon : bidonvilles excentrés, routes sans équipements, écoles de seconde zone. Beaucoup de ces zones étaient à l’origine des espaces réservés aux “travailleurs natifs”, logés loin du centre, près des usines.
Nos villes sont des palimpsestes à ciel ouvert. Chaque rue, chaque alignement de palmiers, chaque trottoir asymétrique murmure un héritage — parfois effacé, jamais éteint.
La langue, elle aussi, porte les stigmates du passé.
Le français des élites, l’espagnol du Nord, la darija de la rue : notre trilinguisme reflète une identité fragmentée. Un étudiant passe du français académique à la prière en arabe classique, avant de plaisanter en darija, trois langues pour une société éclatée.
L’amazigh, lui, est traité comme une langue-musée, on l’expose dans les panneaux officiels, mais rarement lors de réunions officielles.
Dans cette polyphonie fragmentée, notre langue cherche encore son centre de gravité. Nous parlons souvent dans les mots de l’autre, et parfois même contre nous-mêmes. Comme si notre voix collective restait toujours en attente d’elle-même.
Mais le plus profond des héritages coloniaux réside peut-être dans la mémoire sélective qu’il a induite, et que le Maroc indépendant n’a pas entièrement déconstruite. L’indépendance, conquise au prix de luttes immenses, n’a pas toujours permis un rééquilibrage juste des récits. Elle a parfois perpétué les omissions du passé.
Certaines pages collent encore aux doigts de l’État.
Prenez le cas des goumiers marocains : ils ont leurs monuments à Paris ou à Meknès, honorés pour avoir combattu sous drapeau français. Mais où sont les stèles de nos héros ? Ces morts-là n’intéressent personne, car commémorer leur sacrifice reviendrait à leur donner une reconnaissance. Le silence, ici, est un choix politique."
À l’inverse, certaines figures liées au pouvoir colonial, collaborateurs, anciens caïds, notabilités compromises, ont parfois trouvé leur place dans l’espace public, au nom de la continuité de l’État, ou du compromis historique.
L’empreinte coloniale n’est pas refermée. C’est une douleur logée dans nos villes, nos langues, nos silences. Elle exige reconnaissance, non ressentiment : nommer la faille, lui donner des visages, pour que la modernité ne se construise pas sur l’oubli.
Le temps est venu d’un récit qui transformerait cette fracture coloniale en suture, non pour cicatriser trop vite, mais pour enfin aligner les bords de la plaie.
Ce récit existe déjà, mais en mosaïque : dans les archives clandestines des familles rifaines, dans les graffitis de Casablanca qui ressuscitent les visages de disparus, dans les chants amazighs interdits des années 1970, aujourd’hui samplés par des rappeurs. Il ne s’agit pas de remplacer une histoire officielle par une autre, mais de laisser toutes les mémoires coexister, même si elles se contredisent.
La vérité n’est pas un monolithe. C’est une conversation désordonnée, bruyante, parfois douloureuse. C’est à ce prix que le Maroc pourra enfin se parler à lui-même.
Un récit capable d’embrasser toutes les mémoires marocaines, même celles qu’on a trop longtemps interdites.
Car le Maroc de demain ne pourra grandir que s’il sait parler à voix haute, avec lucidité, tendresse et courage, à lui-même.
Mais qu’avons-nous fait de ceux qui ont résisté ?
Où sont les avenues Mohamed Ben Abdelkrim El Khattabi, Zaid Ou Hmad, Assou Oubasslam, ou Chérif Ameziane ? Où sont les films, les manuels, les pièces de théâtre qui leur donnent chair ?
Le silence pèse d’autant plus qu’il est organisé. Ce n’est pas l’oubli : c’est un effacement.
La fracture coloniale n’est pas seulement une affaire de mémoire : elle a redessiné les visages du héros et les contours de l’oubli.
C’est à cette autre bataille, celle du récit de la résistance, que nous devons maintenant nous confronter.