Quand la marge ne dit pas son vrai nom
Ces « frais cachés » , comme la remises de fin d’année, participations marketing, contributions à l’implantation en rayon constituent désormais un système parallèle de rémunération, permettant aux grandes surfaces de gonfler leur rentabilité sans que cela transparaisse sur l’étiquette.
Dans son Avis A/1/25, le Conseil de la Concurrence consacre un chapitre entier à ces pratiques, et appelle à un encadrement plus strict, afin de protéger les producteurs, les fournisseurs… et, in fine, les consommateurs.
Qu’est-ce qu’une marge arrière ?
Contrairement à la marge frontale, qui correspond à la différence entre le prix d’achat et le prix de vente d’un produit, la marge arrière regroupe l’ensemble des avantages financiers qu’une enseigne obtient a posteriori de ses fournisseurs. Ces revenus complémentaires, souvent négociés dans un cadre contractuel, restent cependant entourés d’une opacité notable.
Ces avantages prennent différentes formes. On retrouve notamment les remises de fin d’année calculées sur le volume global acheté, les frais de référencement versés pour garantir la présence du produit en rayon, la participation aux opérations promotionnelles, ainsi que les coûts liés à la mise en rayon ou à la logistique inverse. S’y ajoutent parfois des exclusivités territoriales ou de marque.
Autrement dit, une enseigne peut vendre un produit avec une marge directe relativement faible tout en assurant une rentabilité élevée grâce à ces revenus indirects. Ce mécanisme, bien que parfaitement légal, est régulièrement critiqué pour son manque de transparence, la complexité contractuelle qu’il engendre, ainsi que les déséquilibres qu’il crée dans les relations commerciales entre fournisseurs et distributeurs.
Un système lucratif mais inéquitable
Ces marges sont rarement répercutées sur les prix de vente. Résultat : le consommateur ne bénéficie pas de la baisse des coûts, et le producteur est étranglé.
Exemple typique :
Un agriculteur vend son produit à 2 DH/kg ;
L’enseigne l’achète à 2,5 DH/kg mais exige 0,5 DH/kg de marge arrière ;
Le produit est revendu à 5 DH/kg, sans que la marge arrière ne serve à réduire ce prix.
C’est donc un système à double détente, où le distributeur capte une rente invisible, sans gain pour les autres maillons de la chaîne.
Conséquences sur la concurrence
Le Conseil met en garde contre une série de dérives engendrées par les marges arrière. D’abord, une distorsion flagrante de concurrence : seules les grandes entreprises, dotées de moyens juridiques et financiers solides, peuvent absorber ces coûts cachés et conserver leur visibilité en rayon. Les petites structures, coopératives ou PME, sont trop souvent écartées dès les premières négociations.
Ensuite, cette pratique favorise une concentration du marché. En resserrant leurs liens commerciaux avec quelques fournisseurs stratégiques, les grandes surfaces verrouillent l’accès aux linéaires, réduisent la diversité des produits et étouffent l’innovation locale.
Troisième effet domino : une pression accrue sur les prix agricoles. Pour compenser ces prélèvements, les fournisseurs répercutent les pertes sur les producteurs ou sur la qualité des produits.
Enfin, l’opacité domine. Les marges arrière échappent à toute transparence : absentes des factures et des documents comptables publics, elles rendent impossible toute lecture claire de la répartition de la valeur.
Un encadrement juridique à la traîne
Ce vide juridique ouvre la porte à des rapports de force déséquilibrés. Le Conseil de la concurrence le souligne : en l’absence de cadre clair, la négociation tourne souvent à l’injonction unilatérale. Les grandes surfaces imposent leurs conditions, face à des fournisseurs privés de tout levier de contestation.
Les chiffres au Maroc : une boîte noire
Les estimations évoquent en moyenne 10 à 25 % du chiffre d’affaires fournisseur ponctionnés sous forme de remises ou de "services" commerciaux, avec des pics vertigineux atteignant 60 % pour certains produits de grande consommation comme l’eau minérale, le lait ou les biscuits.
En l’absence d’audits indépendants sur les contrats liant distributeurs et fournisseurs, l’opacité demeure la règle. Une opacité qui, en creux, fait obstacle à tout débat public sur la répartition de la valeur au sein de la chaîne agroalimentaire.
Recommandations du Conseil
D’abord, un encadrement légal fort s’impose. Le Conseil propose de plafonner ces marges par secteur, avec un seuil de 15 % maximum dans l’agroalimentaire, tout en interdisant leur pratique pour les très petites entreprises, les coopératives ou les produits labellisés, fragilisés par ces pressions.
Ensuite, la transparence doit devenir la règle. Il recommande d’obliger la déclaration claire et séparée des marges arrière dans tous les contrats et d’instaurer un audit annuel obligatoire pour les grandes enseignes afin de mettre à nu la répartition réelle des revenus fournisseurs.
Par ailleurs, le Conseil plaide pour la création d’une autorité indépendante de régulation commerciale, calquée sur le modèle du médiateur français. Cette instance pourrait recevoir les plaintes, mener des enquêtes et sanctionner les pratiques abusives.
Enfin, pour protéger les acteurs modestes, il préconise de réserver une part des linéaires aux produits locaux, artisanaux ou coopératifs, tout en mettant en place un fonds public pour subventionner l’entrée en référencement des petits producteurs.
Vers une contractualisation plus équilibrée
Cela passe par la mise en place de contrats pluriannuels entre les grandes et moyennes surfaces et leurs fournisseurs, garantissant ainsi une stabilité des revenus. Le Conseil suggère également d’intégrer les producteurs en amont au sein d’accords tripartites, afin de renforcer la cohésion de la chaîne d’approvisionnement.
Par ailleurs, il insiste sur la nécessité de valoriser les produits porteurs d’une forte valeur sociale ou territoriale, même lorsque leur marge reste modeste.
L’objectif est clair : dépasser une approche strictement comptable pour adopter une stratégie de distribution responsable, respectueuse des équilibres économiques et sociaux.
Transparence ou opacité, il faut choisir
La réforme n’est pas simple : elle touche à des intérêts puissants. Mais elle est urgente, si l’on veut bâtir une distribution alimentaire plus juste, plus transparente, et plus conforme à l’intérêt général.