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Dividende démographique au Maroc : éviter le piège latino-américain, reproduire le miracle asiatique


Par Hicham EL AADNANI

L' impératif d'une transition démographique en éveil.

Le Maroc traverse un moment démographique décisif. Cette phase, caractérisée par une proportion importante de population en âge de travailler par rapport aux dépendants, constitue une opportunité historique qui a propulsé des nations comme la Corée du Sud au rang de puissances économiques mondiales. Pourtant, l'Amérique latine démontre qu'une telle fenêtre peut se refermer sans produire de prospérité partagée. Pour le Maroc, cette opportunité, ouverte depuis le début des années 2000, devrait se clore entre 2038 et 2055.

Cette dynamique démographique silencieuse rencontre aujourd'hui une expression sociopolitique vibrante : le mouvement GenZ212. Cette génération nombreuse, éduquée et hyperconnectée exprime sa frustration face à un système perçu comme incapable de répondre à ses aspirations légitimes. Les manifestations récentes révèlent une dissonance croissante entre potentiel démographique et réalité socio-économique, posant une question urgente : le Maroc parviendra-t-il à transformer ce « moment démographique » en moteur de développement durable ?



Le contexte démographique : une configuration favorable mais éphémère

En 2025, le Maroc compte 37,5 millions d'habitants avec un taux de croissance démographique ralenti à 0,85 %. Le taux de fécondité s'établit à 1,97 enfants par femme, bien en dessous du seuil de renouvellement de 2,1. Cette évolution structure une population jeune : 27 % ont moins de 15 ans, 18 % sont âgés de 15-24 ans, et l'âge médian s'établit à 29,8 ans. Plus globalement, les moins de 25 ans constitueraient plus de 30 % de la population marocaine. Le ratio de dépendance global de 51 % en 2024 traduit une configuration typique du dividende démographique : 42,1 % pour les jeunes et seulement 9,2 % pour les personnes âgées.

Cette structure libère théoriquement des ressources pour l'investissement et la consommation. L'urbanisation massive (67,3 % de la population en 2025) concentre cette population active potentielle dans les villes, créant opportunités et défis infrastructurels majeurs. Cependant, les projections soulignent l'urgence et la finitude de cette période de grâce. Le Haut-Commissariat au Plan estime que la fenêtre se refermera dès 2038. La part des plus de 60 ans augmentera rapidement, passant de 13,8 % en 2024 à 19,5 % en 2040, soit une hausse de 58 % de leur effectif. En milieu rural, le ratio de dépendance devrait atteindre 74 personnes inactives pour 100 actifs en 2050, illustrant un vieillissement encore plus prononcé dans ces zones.

Le Recensement de 2024 a révélé un déficit inattendu de près de 2 millions d'habitants par rapport aux projections, suggérant une transition plus avancée que prévu. Ce « gap démographique » implique que la fenêtre d'opportunité pourrait être encore plus courte et s'achever plus tôt, rendant l'impératif d'action immédiat et crucial.

La mécanique théorique du dividende démographique

Le concept de dividende démographique, théorisé par Jeffrey Williamson et David Bloom, repose sur une mécanique économique complexe qui dépasse la simple question de taille de la population active. Leur modèle démontre que le dividende n'est pas automatique mais constitue une opportunité qui doit être activement saisie par des politiques publiques adaptées. Lorsque la fécondité chute, la proportion de jeunes dépendants diminue, augmentant relativement la population active.

Cette période crée un potentiel de croissance par trois canaux interconnectés : l'offre de travail accrue stimulant la production, l'augmentation de l'épargne et de l'investissement selon l'hypothèse du cycle de vie, et l'amélioration du capital humain grâce à des investissements plus importants par enfant en matière d'éducation et de santé. Les études empiriques sur l'Asie de l'Est estiment qu'un tiers du « miracle économique » régional provient de ce dividende. La transition démographique en Asie, caractérisée par une croissance rapide de la population active, a été un catalyseur majeur de l'expansion économique. Toutefois, l'expérience latino-américaine démontre que ce potentiel ne se matérialise pas automatiquement.

La région a « raté » son occasion d'augmenter la productivité alors que sa population était encore jeune, se retrouvant aujourd'hui face à des défis sociaux accrus avec une population vieillissante. Ces échecs sont généralement attribués à un manque de réformes structurelles, à des distorsions sur le marché du travail, à une instabilité macroéconomique et à des investissements insuffisants dans l'éducation. La démographie n'est pas le destin : c'est la qualité des politiques publiques qui détermine si une nation récolte les fruits de sa transition.

La position inquiétante du Maroc sur la courbe de Williamson

Bien que les conditions démographiques de base soient réunies, les indicateurs socio-économiques révèlent une incapacité structurelle préoccupante à transformer ce potentiel en richesse économique réelle. Le taux d'emploi de seulement 37,9 % au deuxième trimestre 2025 signifie qu'une large partie de la population potentiellement active reste marginalisée, soit au chômage, soit inactive. Ce chiffre extrêmement faible empêche mécaniquement le pays d'atteindre le point haut de la courbe de Williamson. Le chômage des jeunes constitue un gaspillage colossal de capital humain : 36,7 % en 2024, grimpant à 37,7 % au premier trimestre 2025 pour la tranche 15-24 ans. Une génération qui devrait être le moteur du dividende se trouve marginalisée, sans expérience professionnelle ni perspectives claires.

Ce chômage de masse pèse lourdement sur la capacité du Maroc à exploiter sa fenêtre d'opportunité, réduisant la production potentielle et alimentant les tensions sociales. Le plus handicapant demeure le taux de participation féminine : seulement 19,5 % des femmes font partie de la population active en 2024, l'un des taux les plus bas au monde. Ce chiffre a même tendance à diminuer comparé à il y a deux décennies. Cette sous-participation massive de la moitié de la population représente un frein considérable à la réalisation du dividende. Le FMI a souligné que les politiques visant à soutenir la transition démographique sont cruciales pour récolter le dividende, et que l'inclusion économique des femmes en est un élément central.

Le PIB par habitant de 3 993 dollars en 2024 reflète ces difficultés. Bien que le pays ait connu une croissance résiliente, cette richesse n'est pas suffisamment créatrice d'emplois de qualité pour absorber la main-d'œuvre disponible. En synthèse, le Maroc se situe au point culminant de sa fenêtre démographique en termes de structure par âge, mais très bas sur la courbe de Williamson en termes de réalisation économique. Le pays se trouve en situation de « dividende latent » ou « gaspillé » : chaque année de statu quo représente une opportunité perdue qui ne se représentera pas.

Les leviers d'action pour le Maroc

Face à cette sous-exploitation et à l'urgence temporelle, cinq leviers spécifiques s'imposent pour transformer le potentiel actuel en dynamique de développement durable et inclusive. L'éducation et les compétences constituent le levier fondamental. Malgré une dépense publique de 6,02 % du PIB en 2023, le système peine à fournir les compétences adaptées aux besoins d'une économie moderne. Le chômage des diplômés (19,6 % en 2024) révèle cette inadéquation alarmante. Le défi n'est plus quantitatif mais résolument qualitatif.

Une réforme en profondeur des programmes, méthodes pédagogiques et formation des enseignants doit favoriser l'esprit critique, la créativité, la maîtrise des langues et les compétences numériques. Le Maroc doit investir massivement dans la formation professionnelle, créant des filières d'excellence en partenariat étroit avec le secteur privé pour répondre aux besoins concrets des industries émergentes.

La création d'emplois productifs exige une stratégie offensive dépassant les grands projets d'infrastructure. Le Maroc doit créer un écosystème favorable aux PME et startups, principaux créateurs nets d'emplois, par l'accès simplifié au financement, la réduction de la bureaucratie et une fiscalité encourageante. Le secteur de l'économie numérique et des services à haute valeur ajoutée représente un potentiel énorme pour une jeunesse connectée et créative. Les réformes du marché du travail doivent viser plus de flexibilité et de sécurité, facilitant les recrutements tout en évitant la précarité excessive.

L'inclusion féminine constitue le levier le plus puissant et sous-utilisé. Augmenter le taux de participation féminin de 19,5 % à 30-40 % aurait un impact immédiat et mesurable sur le PIB, la consommation, l'épargne et la base fiscale. Des politiques publiques multisectorielles s'imposent : lutte contre les stéréotypes et discriminations, développement de structures de garde d'enfants abordables, amélioration des transports en commun, mesures incitatives pour les entreprises embauchant des femmes, et renforcement de l'égalité juridique.

La mobilisation de la diaspora, estimée à plus de 5 millions de personnes, représente un réservoir de compétences, de capitaux et de réseaux internationaux considérable. Au-delà des transferts financiers, des programmes de « retour au pays » incitatifs, pépinières d'entreprises et réseaux de transfert de connaissances peuvent catalyser modernisation, innovation et ouverture sur le monde.

La gouvernance et la transparence forment le levier transversal indispensable. Les mouvements de protestation de la jeunesse ne réclament pas seulement des emplois, mais aussi un État plus juste, transparent et efficace. Pour que les investissements portent leurs fruits, améliorer le climat des affaires, simplifier l'administration et garantir un cadre juridique prévisible sont essentiels. La confiance des citoyens et investisseurs constitue un actif déterminant pour la réussite de la transition économique.

GenZ212 : catalyseur de transformation

Le mouvement GenZ212 représente l'expression la plus visible de la génération au cœur du dividende démographique. Né en ligne et porté par une jeunesse éduquée, cette mobilisation apolitique dans sa forme mais profondément politique dans ses revendications révèle le fossé entre potentiel démographique et réalité vécue. Les manifestants réclament des réformes fondamentales : hôpitaux qui soignent vraiment, école publique qui offre un avenir, fin de la corruption.

Ces demandes ciblant l'éducation et la santé sont directement liées aux défis du dividende : ces carences empêchent précisément un pays de transformer sa bulle démographique en capital humain productif. Cette mobilisation agit comme révélateur et contre-pouvoir, force le débat public et empêche le statu quo de s'installer. Elle incarne une citoyenneté active exigeante, informée et connectée, refusant les discours convenus. Cette pression constante peut catalyser l'accélération des réformes nécessaires.

Plus constructivement, GenZ212 peut devenir un incubateur de solutions, canalisant l'énergie vers des projets concrets dans l'économie numérique, l'économie sociale et solidaire, ou la culture. Le risque existe que cette frustration, si elle n'est pas canalisée positivement, ne dégénère en désenchantement politique ou exode massif des cerveaux. Le défi consiste à transformer cette énergie contestataire en moteur de co-construction du futur. GenZ212 n'est pas un problème à résoudre, mais une partie de la solution à activer.

L'heure des choix stratégiques :

Le Maroc fait face à un paradoxe définissant son époque : il dispose d'un dividende démographique théorique immense mais révèle une incapacité structurelle à le transformer en prospérité partagée. Le chômage endémique des jeunes, la participation féminine parmi les plus basses au monde et un système éducatif en décalage empêchent le pays d'atteindre le point haut de la courbe de Williamson. La fenêtre d'opportunité se referme inexorablement, rendue plus courte encore par le gap démographique révélé en 2024.

L'Asie de l'Est a démontré qu'avec des politiques volontaristes et une vision à long terme, un miracle économique est possible. L'Amérique latine illustre le risque d'un dividende gaspillé, laissant un pays plus vieux et fragile avec les mêmes problèmes non résolus. L'émergence de GenZ212 est le symptôme le plus flagrant de cette dissonance, une boussole pointant vers les réformes indispensables. Le moment est venu de dépasser les mesures cosmétiques pour s'attaquer aux racines profondes des blocages : réforme profonde de l'éducation, environnement propice à l'entrepreneuriat, politique ambitieuse pour l'autonomisation des femmes, et gouvernance transparente.

La transformation du dividende en développement durable n'est pas une fatalité mais le résultat d'une volonté politique affirmée. Le dividende démographique est une chance unique : la saisir signifie choisir la prospérité ; la laisser filer, c'est accepter le risque d'une frustration durable et d'un déclin relatif. Le Maroc est à l'heure du choix.

Par Hicham EL AADNANI 


Jeudi 2 Octobre 2025