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Israël et Washington : l’illusion du contrôle, la réalité des rapports de force


Rédigé par le Lundi 22 Septembre 2025

L’équilibre diplomatique autour du conflit israélo-palestinien est en train de basculer. En l’espace de quelques jours, l’Australie, le Canada et le Royaume-Uni ont officiellement reconnu l’État de Palestine, brisant un tabou longtemps verrouillé par l’alignement occidental sur Washington. La France, de son côté, s’apprête à porter ce geste à l’ONU dès cette semaine. Ces prises de position successives ne sont pas de simples signaux symboliques : elles marquent un tournant stratégique majeur, révélant une fracture croissante entre les États-Unis et plusieurs de leurs alliés les plus proches. Derrière cette dynamique, c’est la place réelle d’Israël dans l’architecture mondiale, et la nature du soutien américain, qui se trouvent interrogées.



​Un récit trompeur : l’AIPAC comme « maître du jeu »

Israël et Washington : l’illusion du contrôle, la réalité des rapports de force
Dans l’imaginaire collectif, surtout en Europe et au Moyen-Orient, l’AIPAC incarne une sorte de marionnette invisible qui tirerait les ficelles de la politique étrangère américaine. Ses dîners fastueux, son influence sur les campagnes électorales, ses relais dans les médias donnent le sentiment d’un pouvoir quasi absolu. Pourtant, réduire l’engagement américain vis-à-vis d’Israël à un simple produit du lobbying relève d’un raccourci commode.

La réalité est plus dense, faite d’histoires entremêlées : celle d’un allié militaire installé au cœur d’une région instable, celle d’un outil diplomatique au service de l’hégémonie américaine, mais aussi celle d’une convergence idéologique et électorale qui transcende les partis aux États-Unis. L’AIPAC n’est pas une baguette magique ; il est un accélérateur, parfois un amplificateur, mais il ne détermine pas à lui seul l’architecture stratégique.

​Israël, laboratoire et avant-poste de puissance

La valeur d’Israël pour Washington s’explique d’abord par sa position et ses capacités. Installé au bord de la Méditerranée orientale, à quelques heures de vol du Golfe, de l’Iran et de l’Afrique du Nord, l’État hébreu est une base avancée idéale. Ses forces armées coopèrent étroitement avec le Pentagone, ses entreprises d’armement servent de champ d’expérimentation pour de nouvelles technologies, ses services de renseignement alimentent le réseau mondial américain.

Autrement dit, Israël est plus qu’un allié : il est un laboratoire stratégique. La supériorité militaire qu’il entretient dans la région profite autant à ses propres intérêts qu’à ceux de Washington, qui y trouve un relais permanent de projection de puissance.

​Les dynamiques intérieures américaines

À cette dimension s’ajoute une couche intérieure déterminante. Le soutien à Israël s’inscrit dans le jeu électoral :

Les évangéliques voient en Israël l’accomplissement d’une promesse biblique et pèsent lourd dans le Parti républicain.
Une partie du Parti démocrate continue de défendre l’image d’Israël comme « seule démocratie » du Moyen-Orient, symbole d’un monde à défendre contre l’autoritarisme.
Enfin, les communautés juives américaines, très diverses politiquement, constituent une force civique et électorale qui renforce l’attention portée à ce dossier.

Ainsi, le soutien américain ne relève pas seulement de la géopolitique froide mais d’un consensus narratif qui structure le paysage politique depuis plus de cinquante ans.

Les fractures avec les alliés occidentaux

La reconnaissance progressive de la Palestine par des pays comme la France, l’Espagne, l’Irlande, l’Australie ou plus récemment le Royaume-Uni introduit une variable nouvelle. Ce n’est pas seulement une déclaration symbolique : c’est un geste de rupture vis-à-vis de la ligne américaine. Comme dans le cas ukrainien, où Washington pousse à l’affrontement prolongé et où l’Europe cherche à desserrer l’étau, le Moyen-Orient devient un autre théâtre de frictions transatlantiques.

Ces divergences révèlent une chose : Israël n’est plus une évidence dans les capitales occidentales. Les calculs énergétiques, les pressions migratoires, la nécessité de conserver un dialogue avec le monde arabe redessinent les priorités. Dans ce contexte, le soutien aveugle américain apparaît de plus en plus isolé.

L’hypothèse d’un rôle révisable : Israël, un levier plus qu’un pilier

Et si l’on inversait la perspective ? Plutôt que de voir Israël comme la pierre angulaire immuable de la stratégie américaine, envisageons-le comme un levier stratégique ajustable.

L’alliance est utile, mais elle pourrait, à terme, être relativisée si le coût d’opportunité devient trop élevé pour Washington.

Car chaque outil de puissance a sa durée de pertinence. Israël a été indispensable pour contenir le nationalisme arabe dans les années 1960-70, puis pour contrer l’Iran postrévolutionnaire. Mais le monde d’aujourd’hui ne se structure plus prioritairement autour du Moyen-Orient : il se polarise sur l’Asie-Pacifique.

La véritable bataille de demain se joue en mer de Chine, autour de Taïwan, du contrôle des câbles sous-marins et des routes énergétiques. Washington le sait : c’est là que se décidera son statut de superpuissance face à Pékin. Comparée à ce défi colossal, la centralité d’Israël apparaît moins vitale.

Certes, le Moyen-Orient reste une zone sensible. Mais à l’heure où les États-Unis investissent massivement dans des alliances comme le Quad (États-Unis, Inde, Japon, Australie), dans l’AUKUS (États-Unis, Royaume-Uni, Australie) ou dans de nouveaux partenariats en Asie du Sud-Est, Israël ne peut être que localement décisif, pas globalement central.

Les coûts croissants du soutien inconditionnel

Le maintien d’un appui aveugle à Israël a un prix. Trois coûts majeurs émergent :

Diplomatique : il alimente la défiance du Sud global, où Washington est accusé d’appliquer un double standard entre Gaza et l’Ukraine.
Moral et narratif : l’image d’Israël bascule d’un petit État assiégé vers celle d’une puissance occupante, ce qui mine la crédibilité américaine sur la scène internationale.
Stratégique : focaliser l’attention et les ressources sur Israël détourne de l’Indo-Pacifique, où l’enjeu est existentiel pour l’hégémonie américaine.

Ces coûts ne rendent pas l’alliance obsolète, mais ils pourraient pousser Washington à la redimensionner.

La possibilité d’une normalisation contrainte

Une piste alternative est celle d’une « normalisation forcée ». Les accords d’Abraham ont montré qu’une intégration partielle d’Israël au monde arabe était possible. Si demain l’Arabie Saoudite – clef de voûte régionale – exige une reconnaissance minimale de la Palestine en échange d’un alignement stratégique contre la Chine, Washington pourrait pousser Tel-Aviv à faire des concessions.

Dans ce scénario, Israël cesserait d’être un allié intouchable pour devenir une pièce ajustée à un puzzle régional plus vaste, où les monarchies du Golfe compteraient davantage.

L’opinion publique américaine comme facteur disruptif

Un autre élément déterminant est interne : la bascule générationnelle. Les sondages montrent que les jeunes Américains, y compris au sein du Parti démocrate, sont de plus en plus critiques vis-à-vis de la politique israélienne. Les mobilisations étudiantes, les débats sur l’« apartheid » israélien, les prises de position de minorités latinos, afro-américaines et musulmanes annoncent une mutation.

Si cette tendance s’ancre, l’équation électorale change. Le soutien à Israël pourrait devenir polarisant et non plus consensuel. L’AIPAC perdrait alors une part de sa puissance d’influence, et Washington verrait dans Israël un atout électoral moins sûr qu’auparavant.

Un futur possible : Israël, maillon plutôt que pivot

Dans l’horizon alternatif, Israël ne disparaît pas de l’équation. Il garde des atouts solides :
 

  • une supériorité militaire et technologique régionale,
  • une expertise clé dans le domaine du renseignement et de la cybersécurité,
  • une alliance militaire durable avec le Pentagone.


Mais ce statut se relativiserait. Israël ne serait plus l’alpha et l’oméga de la politique américaine au Moyen-Orient, mais un maillon important dans une chaîne plus large, où d’autres acteurs – Inde, Japon, Arabie Saoudite – compteraient davantage pour l’ordre mondial de demain.


Du mythe du contrôle à la recomposition des priorités

L’idée que l’AIPAC dirige la politique américaine est une fable commode qui masque la vraie complexité des rapports de force. L’alliance entre Washington et Tel-Aviv repose sur une pluralité de facteurs : militaires, idéologiques, électoraux et diplomatiques. Mais cette alliance n’est pas gravée dans le marbre.

Les pressions du Sud global, les fractures avec les Européens, la montée en puissance de la Chine et la mutation de l’opinion américaine dessinent un futur où Israël pourrait être moins central. Il resterait un partenaire utile, mais son rôle de pivot pourrait s’effriter au profit d’un rééquilibrage stratégique global.

La véritable question n’est donc pas de savoir si l’AIPAC contrôle Washington, mais de mesurer combien de temps Israël conservera encore cette place de pierre angulaire. L’alternative est claire : d’allié inconditionnel, il pourrait devenir un levier parmi d’autres dans un ordre mondial en recomposition.

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