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Journalistes et animateurs face à l’intelligence artificielle : les derniers des Mohicans ?


Rédigé par le Mardi 1 Juillet 2025

Dans un monde saturé par l’IA, les journalistes et animateurs marocains semblent refuser la machine. Par conviction ou par instinct, ils résistent. Jusqu’à quand ? Et pourquoi ?



Une ère nouvelle frappe à la porte… mais personne ne l’ouvre

Journalistes et animateurs face à l’intelligence artificielle : les derniers des Mohicans ?
Il souffle comme un vent de résistance dans les couloirs des rédactions. Non, ce n’est pas une fronde organisée, ni un manifeste collectif. C’est plus diffus. Plus instinctif. Comme une vieille intuition de survie. Une réaction animale. L’intelligence artificielle ? Très peu pour nous, disent en silence de nombreux journalistes, chroniqueurs, présentateurs et animateurs. Nous serons les derniers des Mohicans.

Depuis quelque temps, l’IA toque à la porte des rédactions. Elle ne le fait pas discrètement. Elle frappe fort, elle tape large, elle fait du bruit. Elle promet monts et merveilles : des résumés automatiques, des scripts de journal télé, des synthèses en temps réel, des avatars qui présentent le JT avec une diction parfaite et un visage qui ne transpire jamais.

Et pourtant, du côté des médias traditionnels, c’est le silence radio. Pas d’intégration massive, pas de ruée vers les solutions IA. Les patrons de chaînes télé, les rédacteurs en chef, les voix des radios nationales ou les visages familiers du 20h ne semblent pas pressés. Aucun enthousiasme visible. Pire encore : un certain mépris poli. Comme si l’on regardait la révolution technologique du coin de l’œil… mais sans jamais lui tendre la main.

Pourquoi cette résistance ? Pourquoi ce refus — actif ou passif — d’entrer dans la danse ?

Il serait tentant de croire que ce rejet vient d’un manque de connaissance, d’une technophobie latente ou d’un conservatisme naturel. Mais ce serait trop simple. La vérité est plus subtile.

Les journalistes ne sont pas ignorants. Ils savent. Ils ont vu les vidéos d’avatars IA, lu des articles générés par des algorithmes, écouté des podcasts animés par des voix synthétiques. Ils ont entendu parler de GPT, de Synthesia, de Suno, de Heygen. Certains ont même testé discrètement. Alors pourquoi ne pas aller plus loin ?

Parce qu’au fond, ils sentent que quelque chose se joue ici. Quelque chose de plus grand que la technique. Quelque chose qui touche à leur raison d’être. À leur métier. À leur voix. À leur place dans la société. Et à leur humanité.

Refuser l’IA, ce n’est pas dire non à une machine. C’est dire oui à une certaine idée du journalisme. À une parole vivante. À un regard singulier. À une présence.

La technologie attend... mais le marché ne répond pas
Et cela se voit : malgré l’explosion des outils IA dans d’autres secteurs (santé, banque, éducation, sécurité…), le monde des médias reste étrangement silencieux. Aucun acteur majeur n’a lancé une application IA de référence pour les rédactions. Aucun partenariat massif entre startups et groupes de presse.

Les géants de l’IA préfèrent désormais cibler les institutions, les écoles, les entreprises. Les rédactions ? Trop compliquées, trop résistantes, trop orgueilleuses peut-être. Un terrain miné. Alors elles attendent. Ou elles contournent.

Car aujourd’hui, ce sont les influenceurs, les créateurs de contenu, les plateformes de streaming qui adoptent l’IA. Pas les chaînes publiques. Pas les radios d’État. Pas les plateaux politiques du dimanche. Ce sont les "autres" qui innovent. Les nouveaux entrants. Les outsiders. Les TikTokeurs. Les indépendants.

Et cela crée un décalage croissant entre deux mondes qui ne parlent plus la même langue. Le monde d’avant, encore accroché à ses micros, ses caméras et ses éditos. Et celui d’après, déjà plongé dans les deepfakes, les IA vocales, les clones numériques.

Au Maroc, cette fracture se voit aussi. Peu de médias traditionnels ont adopté l’IA à ce jour. Même ceux qui prétendent être dans "l’innovation éditoriale" ne sont en réalité qu’à peine sortis du PowerPoint. Les rédactions sont lentes, prudentes, voire figées.

Les plateformes comme 2M, Al Aoula, Medi1 TV, Hit Radio ou les grands titres de presse écrite regardent l’IA avec une forme de scepticisme doublé de dignité. L’idée de remplacer un animateur radio par une voix synthétique fait sourire. L’idée de générer des chroniques automatiquement est perçue comme un sacrilège.

Et quelque part, on comprend. Il y a dans cette posture une mémoire. Celle d’un métier qui s’est toujours construit sur la voix, sur l’émotion, sur le terrain, sur l’engagement humain. Dans un pays où les médias ont longtemps été une tribune pour dire ce qui ne se disait pas ailleurs, l’idée d’un texte généré, sans ancrage, sans regard, sans conviction, fait froid dans le dos.

Mais il faut se poser la question : cette résistance peut-elle durer ? Est-elle tenable à moyen terme ? Ou n’est-elle que la dernière halte avant l’inévitable ?

Car l’IA progresse. Elle apprend vite. Elle affine les styles, comprend les nuances, module les émotions. Les derniers mois ont vu naître des voix IA capables de rire, de pleurer, de murmurer. Des avatars qui savent lever les sourcils au bon moment. Des scénarios générés avec des rebondissements crédibles. Des podcasts IA qui ne laissent plus deviner la frontière.

Le danger n’est pas dans l’imitation. Il est dans l’indifférenciation. Quand le public ne saura plus faire la différence entre un billet d’humeur écrit par un journaliste à Casablanca et une chronique IA conçue à Dubaï ou San Francisco… que restera-t-il de notre légitimité ? De notre autorité ? De notre signature ?

Alors que faire ? Résister jusqu’au bout, comme les derniers des Mohicans ? Ou apprendre à intégrer l’IA sans trahir ce que nous sommes ?

Peut-être faut-il cesser de voir l’IA comme une ennemie. Elle ne remplacera jamais l’expérience, la chair, la mémoire. Mais elle peut nous aider à mieux écrire, à mieux raconter, à aller plus vite sur l’accessoire pour nous concentrer sur l’essentiel.

L’IA ne remplacera pas le journaliste qui observe, interroge, sent, interprète. Mais elle peut alléger ses tâches. Lui permettre de se recentrer sur la profondeur. Sur le sens. Sur le récit. Car au fond, ce qui sauvera le journalisme, ce n’est ni la nostalgie ni la technologie. C’est le regard humain. Et ça, aucune IA ne peut l’inventer.





Mardi 1 Juillet 2025