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L’artiste solitaire face à une structure fragile

Par Salah Eddine Boulaich




« Le domaine de l’art au Maroc n’est pas structuré »

L’artiste solitaire face à une structure fragile
La première phrase que j’ai écrite est à la fois correcte et véridique. C’est ce que j’ai découvert au fil de mes expériences professionnelles, modestes mais significatives, et surtout à travers une enquête menée dans le cadre de mon mémoire de fin d’études en sociologie à l’Université Mohammed V en 2024, intitulé « Les politiques culturelles au Maroc : le domaine des arts plastiques et visuels ». Ces constats se sont également nourris de mes collaborations avec diverses institutions du secteur artistique.

 

Une structure artistique fragile

Dans mes recherches, j’ai constaté que les références incontournables en sociologie de l’art, telles que Pierre Bourdieu, Nathalie Heinich ou Raymonde Moulin, permettent seulement une compréhension partielle du cas marocain. En effet, la structuration artistique au Maroc possède des spécificités propres. L’une des plus marquantes réside dans le fait que l’histoire de la peinture et de la plupart des arts ne s’y est réellement affirmée qu’à partir de la période coloniale. Je ne parle pas ici de l’art dans sa dimension anthropologique, mais bien comme pratique relevant d’un champ autonome et institutionnalisé.

La galerie, le musée, la critique d’art et l’ensemble des acteurs de la production et de la réception constituent la structure du champ artistique, qu’il soit marocain ou international. Or, malgré un passé artistique riche, cette structure demeure fragile, marquée par des logiques de clientélisme et de monopole. Ainsi, le marché reste dominé par quelques grands artistes et par des œuvres historiques dont les auteurs sont aujourd’hui disparus.

Cette fragilité pousse de nombreux jeunes artistes diplômés à dépendre essentiellement du soutien d’institutions étrangères, comme l’Institut français, la Fondation Friedrich Naumann ou la Fondation Heinrich Böll, mais aussi d’organismes marocains spécialisés comme la Fondation Hiba. Quant à l’appui du ministère de tutelle, il demeure limité : en 2024, le budget alloué à la culture ne dépassait pas 0,31 % du budget général de l’État. Sur les 40 artistes ayant répondu à mon questionnaire de recherche, 83 % (toutes générations confondues) se sont déclarés insatisfaits des politiques culturelles dans le domaine des arts plastiques et visuels au Maroc.

L’artiste comme étranger dans son propre champ

Par ailleurs, 76 % des artistes confirmés interrogés déclarent exposer régulièrement dans la même galerie, souvent en raison de liens amicaux avec son propriétaire. Ce manque de transparence dans la sélection des exposants limite considérablement l’accès des jeunes créateurs. Les grandes galeries imposent des contrats défavorables, que les artistes acceptent néanmoins afin d’accumuler de l’expérience et de progresser dans le champ.

Beaucoup de participants ont également relevé les différences profondes entre le traitement offert par les institutions étrangères et celui des institutions marocaines en matière de soutien, d’expositions ou de résidences artistiques. Les problèmes de communication avec la Direction de la culture ont été maintes fois évoqués : absence de réponse aux e-mails, silence au téléphone. Plusieurs diplômés de l’Institut national des beaux-arts de Tétouan ont souligné que le ministère devrait leur délivrer automatiquement la carte d’artiste à l’issue de leur formation. Leur exclusion de ce dispositif les prive fréquemment de résidences ou d’expositions à l’étranger, alors que ce document leur faciliterait l’obtention d’un visa.

Une trajectoire contrainte vers l’exil

Face à ces obstacles, nombre d’artistes marocains choisissent de poursuivre leur parcours dans des universités ou institutions artistiques européennes. Comme je l’ai souligné dans mon titre, « l’artiste est un solitaire » : livré à lui-même après ses études, il se retrouve face à des politiques culturelles qui ne lui permettent pas de vivre de son art. Il est contraint de faire face à son destin, malgré l’essor considérable des industries culturelles.

Aujourd’hui, les étudiants en art s’orientent de plus en plus vers l’art contemporain et tentent de s’insérer dans le marché mondial grâce à quelques initiatives institutionnelles qui commencent à émerger. Toutefois, ces efforts restent limités dans un contexte d’austérité gouvernementale qui affecte tout autant la culture que l’éducation, ainsi que d’autres secteurs vitaux.


Mardi 26 Août 2025