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La diplomatie algorithmique : quand l'intelligence artificielle redessine les alliances mondiales

La bataille des semi-conducteurs comme nouveau "pétrole géopolitique"


L'histoire géopolitique du XXe siècle s'est écrite autour du contrôle des hydrocarbures. Aujourd'hui, une nouvelle ère s'ouvre sous nos yeux : celle de la domination par les semi-conducteurs avancés. Cette transformation ne relève pas de la simple évolution technologique, mais constitue l'émergence d'un nouveau paradigme de pouvoir mondial, où la maîtrise de l'intelligence artificielle devient l'équivalent stratégique de ce que représentait le pétrole pour les générations précédentes.



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La diplomatie algorithmique : quand l'intelligence artificielle redessine les alliances mondiales

La récente offensive diplomatique de l'administration Trump auprès des monarchies du Golfe illustre parfaitement cette mutation. Lorsque les États-Unis proposent l'accès aux puces d'intelligence artificielle les plus avancées en échange d'investissements massifs dans l'infrastructure technologique américaine, ils ne font pas que conclure des contrats commerciaux. Ils orchestrent la mise en place d'un système de dépendance stratégique qui dépasse en sophistication les anciens mécanismes de contrôle énergétique.
 

Cette nouvelle forme de colonialisme technologique présente une particularité redoutable : elle s'appuie sur l'irréversibilité de la dépendance qu'elle crée. Contrairement au pétrole, ressource physique épuisable et substituable à terme, l'écosystème des semi-conducteurs avancés génère une spirale d'interdépendance qui se renforce avec le temps. Chaque investissement supplémentaire dans cette technologie approfondit l'ancrage dans l'orbite américaine, créant ce que les analystes stratégiques qualifient désormais de "piège technologique doré".
 

L’architecture de cette dépendance repose sur la complexité inégalée de la chaîne de valeur des semi-conducteurs. TSMC assure la fabrication, NVIDIA produit les processeurs graphiques spécialisés, et ASML fabrique les équipements de lithographie. Chaque maillon de cette chaîne est fortement influencé ou protégé par l’Occident, principalement les États-Unis, même si TSMC demeure une entreprise taïwanaise indépendante. Les pays du Golfe, malgré leurs investissements colossaux, ne font qu'acquérir le droit d'utilisation de cette technologie, sans jamais en maîtriser la conception ou la production.
 

Cette asymétrie fondamentale transforme l'investissement technologique en mécanisme de subordination volontaire. Plus les monarchies pétrolières investissent dans l'intelligence artificielle développée aux États-Unis, plus elles s'enferment dans un écosystème dont elles ne contrôlent aucun paramètre critique. Le parallèle avec le système pétrolier du XXe siècle s'arrête ici : alors que les pays producteurs de pétrole pouvaient nationaliser leurs ressources, la technologie des semi-conducteurs échappe par nature à toute forme de nationalisation tardive.


L'émergence d'un triangle géopolitique complexe : Pays du Golfe, Silicon Valley et Washington

Une transformation structurelle profonde redéfinit les mécanismes traditionnels de l'influence géopolitique, sans pour autant abolir les cadres institutionnels existants. Les fonds souverains des monarchies du Golfe - le Public Investment Fund saoudien fort de 940 milliards de dollars, le Qatar Investment Authority, l'Abu Dhabi Investment Authority - ont effectivement abandonné leur stratégie classique d'acquisition de bons du Trésor américain pour se transformer en acteurs directs de l'écosystème technologique californien.
 

Cette mutation stratégique dépasse largement le cadre de la diversification financière traditionnelle. En investissant massivement dans OpenAI, Anthropic, et dizaines d'autres startups de l'intelligence artificielle, ces fonds souverains acquièrent une influence directe sur l'infrastructure cognitive qui façonnera les décennies à venir. Cependant, cette influence demeure encadrée par les réglementations américaines et les mécanismes de contrôle fédéraux, particulièrement en matière de sécurité nationale et d'exportation de technologies critiques.
 

Cette "diplomatie algorithmique" crée effectivement des liens d'interdépendance qui transcendent les relations interétatiques traditionnelles, mais ne les suppriment pas. Quand Mohammed ben Salmane investit dans une startup développant des modèles de langage, il acquiert certes une influence sur les orientations technologiques futures, mais cette influence s'exerce dans le cadre juridique et réglementaire américain. Les entreprises de la Silicon Valley, malgré leurs financements internationaux, restent soumises aux décisions du Committee on Foreign Investment in the United States (CFIUS) et aux réglementations sur les technologies duales.
 

Cette dynamique génère des tensions nouvelles au sein du système américain, révélant l'émergence d'un triangle géopolitique complexe plutôt qu'un simple contournement de l'autorité fédérale. Les géants technologiques de la Silicon Valley développent effectivement des intérêts qui peuvent diverger des priorités immédiates de Washington, créant un espace de négociation tripartite inédit. Lorsque Sam Altman, PDG d'OpenAI, négocie avec les investisseurs saoudiens, il opère dans un cadre hybride où convergent logiques commerciales, impératifs réglementaires américains, et stratégies géopolitiques du Golfe.
 

Cette évolution complexifie fondamentalement l'équation géopolitique classique sans la révolutionner totalement. Les monarchies du Golfe ne se contentent plus d'être des alliés régionaux passifs des États-Unis ; elles deviennent des parties prenantes actives de l'écosystème technologique américain. Cette co-propriété partielle de l'intelligence artificielle crée des interdépendances qui compliquent les mécanismes traditionnels de pression diplomatique, sans les rendre totalement obsolètes. Washington conserve des leviers d'action puissants - contrôles à l'exportation, réglementation financière, supervision sécuritaire - qui limitent l'autonomie géopolitique de cette alliance technologique émergente.
 

La "weaponisation" de l'IA contre l'Iran - la guerre cognitive invisible

Au-delà des enjeux économiques et diplomatiques, l'intelligence artificielle devient l'instrument d'une nouvelle forme de guerre : la guerre cognitive. Cette dimension, largement occultée par l'attention portée aux aspects commerciaux des accords technologiques, constitue pourtant l'enjeu stratégique le plus critique de cette reconfiguration géopolitique.
 

L'Iran, isolé technologiquement par les sanctions internationales, se trouve dans une position de vulnérabilité inédite face à cette nouvelle forme de conflit asymétrique. Privé d'accès aux technologies d'intelligence artificielle les plus avancées, le régime théocratique ne peut ni développer ses propres capacités de guerre cognitive, ni se protéger efficacement contre celles déployées par ses adversaires.
 

L'écosystème technologique que les États-Unis construisent avec leurs alliés du Golfe ne vise pas seulement à contenir l'expansion chinoise ou à sécuriser les approvisionnements énergétiques. Il crée les conditions d'un encerclement cognitif de l'Iran, où les algorithmes de recommandation, les deepfakes, et les systèmes de manipulation de l'information peuvent être déployés pour déstabiliser le régime de l'intérieur, sans recourir aux instruments traditionnels de la coercition militaire.
 

Cette stratégie de guerre cognitive présente une sophistication redoutable. Les citoyens iraniens, connectés aux réseaux sociaux internationaux malgré les restrictions gouvernementales, deviennent les cibles d'une influence algorithmique générée depuis les pays voisins alliés des États-Unis. Les contenus qu'ils consultent, les informations qu'ils reçoivent, les opinions qui leur sont suggérées peuvent désormais être façonnés par des intelligences artificielles programmées pour éroder la légitimité du régime théocratique.
 

L'efficacité de cette approche repose sur son caractère insidieux. Contrairement aux opérations de guerre psychologique traditionnelles, facilement identifiables et donc neutralisables par la contre-propagande, l'influence algorithmique s'exerce de manière diffuse et apparemment neutre. Un algorithme de recommandation qui privilégie certains contenus plutôt que d'autres, un système de génération automatique de textes qui oriente subtilement les débats en ligne - ces mécanismes échappent largement à la détection et à la riposte des autorités iraniennes.
 

Cette asymétrie technologique transforme l'Iran en laboratoire involontaire de la guerre cognitive du XXIe siècle. Le pays devient un des terrains d'expérimentation de techniques de déstabilisation qui préfigurent sans doute les conflits de demain, où la victoire ne se mesurera plus en territoires conquis ou en infrastructures détruites, mais en esprits influencés et en consensus sociaux dissous.


L'architecture du pouvoir au XXIe siècle

Cette triple dynamique - colonialisme technologique, diplomatie algorithmique, guerre cognitive - révèle l'émergence d'une nouvelle architecture du pouvoir mondial qui transcende les catégories géopolitiques traditionnelles. Nous assistons à la naissance d'un système où la maîtrise de l'intelligence artificielle devient le fondement ultime de la domination stratégique.
 

Cette transformation dépasse largement les enjeux commerciaux ou même diplomatiques classiques. Elle redéfinit les mécanismes mêmes par lesquels s'exercent l'influence et le contrôle à l'échelle internationale. Les États-nations (Westphaliens), structures politiques héritées des siècles précédents, se trouvent confrontés à des défis qui échappent largement à leurs instruments traditionnels de pouvoir.
 

L'intelligence artificielle ne constitue pas simplement une technologie de plus dans l'arsenal géopolitique contemporain. Elle représente l'infrastructure cognitive de la civilisation future, l'équivalent technologique de ce que furent l'écriture, l'imprimerie, ou l'électricité pour les civilisations passées. Maîtriser cette infrastructure, c'est détenir les clés de l'évolution culturelle, économique et politique de l'humanité pour les décennies à venir.
 

Dans ce contexte, la stratégie de l'administration Trump, loin de se limiter à des considérations électorales ou économiques à court terme, participe d'une vision géostratégique de long terme qui vise à pérenniser la domination américaine à l'ère de l'intelligence artificielle. En créant des mécanismes de dépendance technologique irréversibles, en tissant des alliances qui transcendent les cadres diplomatiques classiques, et en développant des capacités de guerre cognitive asymétrique, les États-Unis ne se contentent pas de réagir aux défis du présent. Ils façonnent activement l'architecture du pouvoir mondial de demain.
 

Cette révolution silencieuse transforme déjà les équilibres géopolitiques fondamentaux, souvent à l'insu des opinions publiques et parfois même des décideurs politiques traditionnels. Elle exige une refonte complète de nos grilles d'analyse géopolitique, sous peine de voir nos sociétés dépassées par des enjeux qu'elles n'auront pas su anticiper ni maîtriser.


Rédigé par Hicham EL AADNANI
Consultant en intelligence stratégique



Vendredi 30 Mai 2025