Alors, afin d’éviter d’avoir des soucis avec les Moqadem le jour de l’Aid et même avant, en cas d’achat prohibé de mouton, beaucoup se rabattent sur les abats de mouton, la fameuse douara…
Du coup cette « tournante » s’envole sur les étals des bouchers atteignant des prix stratosphériques…
Définition : la douara, c’est l’ensemble des entrailles du mouton : ses intestins, sa rate, son colon, son rectum et jusqu’à son anus…
D’habitude on ne mange pas la douara le jour de l’Aid par mesure sanitaire car il faut la laver à grandes eaux et la laisser macérer au moins durant vingt-quatre heures avant de la déguster, histoire d’éliminer tous les acides, microbes et autres bactéries qui siègent dans la flore intestinale du mouton…
Et malgré cela, les abats demeurent un plat fort indigeste, mais les épices qu’y mettent les bonnes cuisinières qui savent les préparer, les rendent incontournables les jours suivant l’Aid.
J’avais un défunt oncle dénommé Moha, juge de son état, qui le jour de l’Aid, s’il ne mangeait pas la douara que khalti Yamna devait absolument lui préparer, il était capable de la condamner à la cuisine à perpétuité sans possibilité de liberté provisoire jusqu’à ce qu’elle lui prépare son plat préféré…Pour lui l’Aid c’était la douara d’abord et le reste venant après… Paix à son âme !
Le foie et le cœur, quant à eux, font l’objet d’une autre préparation culinaire spéciale et les marocaines sont les championnes du monde de la préparation du foie d’ovins et de bovins mélangés à des épices dont elles ont le secret, rendant cette organe fort délicieux à la bouche, malgré son insipidité…
La tête du mouton n’est pas en reste, tant qu’à faire, les neurones, les joues, la langue sont extirpés, brochés ou cuits selon la recette et la région… Tout est bon dans le mouton !
C’est en tous cas très difficile de se détacher d’habitudes ancestrales relative à la fête du sacrifice du mouton en le dévorant en famille, toutes papilles dehors ! Et les marocains adorent leurs fêtes carnées et carnassières, excellents viandards qu’ils sont !
C’est surtout l’occasion de se retrouver en famille, et de partager le sacrifice d’Abraham. D’ailleurs celui-ci aurait reçu de Dieu, via le Glovo céleste, un mouton pour éviter d’égorger son fils Ismaël en guise d’offrande au créateur. Des dizaines de siècles plus tard, nous les ismaélites, nous sommes presque acculés à acheter et sacrifier le mouton pour fêter ce souvenir, même si ce n’est pas une obligation dans notre religion islamique.
Mais que voulez-vous ? Les offrandes aux dieux ou à Dieu ont toujours existé dans toutes civilisation avant et après les religions polythéistes ou monothéistes. Quelque part c’est l’être humain qui a cherché et trouvé le moyen pratique de remercier ses protecteurs célestes ou son créateur divin pour tout ce qu’il lui a permis de vivre, même s’il est fauché et sans le sou et éviter ainsi de devoir tuer ses enfants…!
Le sang purificateur a toujours eu une haute valeur symbolique dans les rituels à travers les âges et les civilisations aussi. Calmer la colère de la terre, l’irriguer par le sang permet de nourrir les esprits protecteurs.
Dans mon métier d’architecte, il est toujours de coutume de sacrifier un ou plusieurs moutons à chaque coulage de dalle de béton, des fondations aux étages, afin que le chantier ne connaisse pas de drames, ni de retards. Il est aussi de coutume d’organiser un Couscous pour l’ensemble des ouvriers avec la viande des moutons sacrifiés.
Dans les Moussems, en visite chez les santons, sacrifier une bête pour que l’intercession du Saint soit efficace et porte ces fruits, est une croyance profane qui existait avant l’arrivée de l’Islam et qui perdure encore dans notre pays.
Alors la peur de la colère des dieux ou de la satisfaction du divin sont devenues des habitudes plus culturelles que religieuses. Aujourd’hui les gens, surtout issus des classes moyennes et populaires se damneraient pour acheter le mouton de l’Aid, quitte à s’endetter, juste pour faire entendre aux voisins le « maaa ! » moutonnier et leur faire humer les odeurs des brochettes fumantes des Boulfaffs gorgés de graisse…!
C’est même devenu un facteur d’exclusion sociale de ne pas avoir son mouton de l’Aid !
Si on achète pas le mouton, cela veut dire aux yeux des autres et des voisins surtout, que l’on est pauvre et miséreux et les enfants du « non possédant ovinesque » risquent d’être la risée des autres mômes du quartier et leurs femmes ne plus être invitées ou avec condescendance aux mariages et autres agapes féminines ou familiales…
Contrairement à ce que l’on pense, c’est un bon signe de vigueur sociale et surtout économique, car les gens ne veulent pas accepter leur sort de pauvres et se débrouilleront par tous les moyens pour acquérir le mouton, ce qui a tendance à booster l’activité économique puisque les gens chercheront ainsi à changer de statut social pour se faire accepter dans le groupe des « moutonniers »…!
Vous ne pouvez pas imaginer l’impact de la douara sur le PIB du Maroc ! Si l’on met un prix moyen de 4500 dh par mouton toutes tendances confondues, c’est pas moins de 20 milliards de dirhams (2 milliards de dollars) qui changent de mains en quelques jours des acheteurs vers les vendeurs de moutons, soit le coût du TGV Tanger/Casablanca… et cela chaque année !!!
L’économie d’échange autour de la fête de l’Aid est très importante dans l’économie marocaine globale. Il est important de la préserver et de la développer. Quitte à en moderniser les aspects les moins reluisants, notamment en matière d’abattage et de traitement des peaux et des abats.
Cette année encore cela sera une fête, même sans le sacrifice du mouton, décrétée par les autorités. Et pour que cette fête perdure, il est nécessaire de mettre fin à cette spéculation effrénée qui rend les moutons inaccessibles surtout aux plus nécessiteux. L’Etat doit intervenir de manière ferme pour organiser la vente et la distribution des ovins à un prix raisonnable partout dans le pays. Un prix universel du kilogramme de viande de mouton doit être édicté par région en fonction du cheptel existant.
L’offre et la demande ne peuvent réguler ce marché important de l’Aid sans intervention de l’Etat, seul garant, de la sincérité des prix en dehors de toute spéculation effrénée.
Cette spéculation sauvage provoque aujourd’hui un lourd ressentiment de la population qui en veut à l’Etat de ne pas réguler les prix et de les laisser en proie à des spéculateurs sans foi ni loi, qui voient dans cette absence de régulation, l’occasion rêvée pour tanner les citoyens riches et surtout moins riches, qui restent malgré tout, attachés à cette tradition ancestrale du sacrifice de l’Aid.
En tous cas je vous souhaite mes ami(e)s tous mes meilleurs vœux à l’occasion de l’Aid El Kebir 2025, que vous puissiez le passer dans la joie et la bonne humeur avec celles et ceux qui vous ont cher(e)s, que votre douara soit bonne et qu’elle ne vous fasse pas tourner la tête …
Rédigé par Rachid Boufous
