L'ODJ Média

La garde du droit : Réflexions sur la censure partielle de la Loi 02‑23 2


« Il n’y a point encore de liberté si la puissance de juger n’est pas séparée de la puissance législative et de l’exécutrice. » (Montesquieu, De l’esprit des lois, Livre XI, chap. 6.) Dans le sillage de cette maxime fondatrice de l’équilibre des pouvoirs, la décision n°255/25 (dossier 303/25) de la Cour constitutionnelle marocaine relative à la loi n°23.02 sur la procédure civile opère plus qu’une censure partielle: elle recompose, par touches précises, l’harmonie constitutionnelle entre efficacité procédurale, droits de la défense, sécurité juridique et indépendance du pouvoir judiciaire. Loin d’un formalisme figé, la Cour réaffirme que la pureté des formes est la condition vivante de la liberté des justiciables.



La justice comme bien commun ; Un contre‑pouvoir fécond

La garde du droit : Réflexions sur la censure partielle de la Loi 02‑23 2

Saisie avant promulgation en l’absence de moyens ciblés, la Cour s’est bornée, selon sa propre méthodologie, à relever d’office les dispositions « manifestement » incompatibles avec la Constitution, assurant la complémentarité du contrôle a priori (art. 132) et de la future exception d’inconstitutionnalité. Elle se place ainsi au point d’équilibre entre retenue (ne pas réécrire la loi) et vigilance (préserver l’essence des garanties procédurales).

L’article 17 (alinéa 1): l’ordre public sans balises

En autorisant le ministère public à solliciter, pendant cinq ans, l’anéantissement d’une décision passée en force de chose jugée pour simple « atteinte à l’ordre public », sans typologie limitative des cas, le législateur a laissé se dissoudre l’autorité des décisions (art. 126) dans une clause générale indéterminée. Or l’exception à la stabilité judiciaire doit être strictement normée: faute de critères, la marge discrétionnaire excède le domaine de la loi de procédure (art. 71, al. 1, 9°) et blesse la sécurité juridique que l’article 6 fait rayonner à partir de l’idée que la loi, expression de la volonté générale, doit être prévisible. L’ordonnancement du procès civil ne peut manager l’incertitude comme instrument de correction universelle.

La notification (article 84, segment du 4e alinéa et renvois): de l’apparence à l’inconstitutionnalité

Permettre la remise d’un acte sur la seule déclaration d’un tiers se disant mandataire ou sur l’apparence d’un âge (seize ans) perçue par l’agent notificateur, c’est faire basculer un acte fondateur de la contradiction procédurale dans la contingence. Le droit d’être régulièrement appelé en justice irrigue les droits de la défense (art. 120). Le dispositif contesté substitue le soupçon à la preuve, délègue au porteur de l’acte un pouvoir de qualification que seule la loi devrait calibrer et fragilise la confiance légitime des parties (principe de sécurité juridique dérivé de l’art. 6). L’inconstitutionnalité « par contagion » des renvois consacre la centralité de la notification comme seuil de la loyauté procédurale.

Les audiences à distance (dernier alinéa art. 90): le progrès sans garanties

La Constitution n’interdit nullement la dématérialisation: elle l’encadre par la trilogie droits de la défense (art. 120), publicité (art. 123) et qualité du service public de la justice (art. 154). Or le texte se borne à autoriser la présence « à distance » sans définir: consentement ou information suffisante; interaction simultanée; intégrité, confidentialité et sécurité des flux probatoires; protocoles de repli en cas de rupture. Le silence législatif est ici un défaut d’exercice de compétence: la modernité technique ne saurait précéder les garanties substantielles sans renverser l’ordre hiérarchique des valeurs.

Le contradictoire amputé (derniers alinéas arts. 107 et 364)

Refuser aux parties tout droit de réplique aux conclusions du procureur du Roi, fût-il non partie et animé d’une mission d’éclairage, revient à neutraliser une phase du débat judiciaire. L’égalité des armes, élément organique des « droits de la défense » (art. 120), suppose la faculté de commenter toute pièce ou analyse susceptible d’influer sur l’intime conviction du juge. L’interdiction générale et abstraite de répliquer n’est pas proportionnée: le risque d’allongement des délais ou de dérive polémique ne saurait être invoqué in abstracto pour museler la parole défensive.

L’article 288: la petite erreur et la grande théorie de la clarté

L’erreur de renvoi (article 284 au lieu de 285) n’est pas un simple lapsus: elle fracture l’intelligibilité de la chaîne procédurale dans un moment (découverte d’une pièce testamentaire) où la forme jalonne la protection des volontés posthumes. L’article 6, en érigeant la loi en expression suprême de la volonté nationale, exige lisibilité et cohérence. Une norme dont la trajectoire référentielle est faussée cesse de guider; elle cesse donc, partiellement, d’être loi au sens matériel.

La motivation universelle (article 339, alinéa 2)

En n’exigeant expressément la motivation qu’en cas de rejet d’une récusation, le législateur introduit, par implication négative, une zone d’ombre pour les décisions d’admission. L’article 125, d’une netteté cristalline, ne tolère aucune brèche: toutes les décisions juridictionnelles doivent être motivées. La motivation n’est pas une faveur accordée au perdant; elle est la langue rationnelle par laquelle la force publique se subordonne à la raison.

L’exécutif dans la salle d’audience (premiers alinéas arts. 408 et 410)

Habiliter le ministre de la justice à saisir la Cour de cassation pour dépassement de pouvoir ou suspicion légitime, c’est réintroduire l’exécutif dans le litige en formation, au-delà de la sphère de politique publique. Les articles 1 (séparation des pouvoirs), 107 (indépendance de l’autorité judiciaire) et 117 (mission protectrice du juge) composent une barrière normative. Que le procureur général près la Cour de cassation dispose de cette faculté correspond à sa place organique au sein de l’autorité judiciaire. Que le ministre l’exerce menacerait la neutralité structurelle de l’instance. Le pouvoir de juger ne doit recevoir impulsion contentieuse que de sujets institutionnels judiciaires ou des parties, non d’une figure exécutive.

Gouvernance numérique (article 624 al. 2 et article 628 al. 3 et final): la technique comme enjeu de souveraineté judiciaire

La numérisation n’est pas neutre: l’algorithme d’attribution des dossiers participe d’une micro-constitution interne des garanties d’impartialité. Confier la gestion du système d’information et la base de données au département ministériel, même « en coordination », reviendrait à placer un levier structurel du procès sous l’orbite de l’exécutif. Or l’affectation des juges, même automatisée, est un acte de nature juridictionnelle rattaché au noyau dur de l’indépendance (arts. 1, 107). La Cour admet la coordination mais réaffirme que la maîtrise décisionnelle et technique doit demeurer judiciaire. Ainsi la souveraineté numérique du prétoire devient un corollaire contemporain de la séparation des pouvoirs chère à Montesquieu.

Une pédagogie de l’État de droit procédural

Le fil rouge de la censure partielle n’est pas l’hostilité à la réforme mais la hiérarchisation des finalités: moderniser sans opacifier, accélérer sans précariser, coordonner sans subordonner. Chaque inconstitutionnalité repérée est la réplique d’un principe: autorité de la chose jugée (art. 126), droits de la défense et contradictoire (art. 120), clarté normative (art. 6), motivation (art. 125), indépendance (arts. 1 et 107). En cela, la décision ne freine pas l’élan rénovateur; elle le redresse pour qu’il demeure fidèle à l’esprit de la Constitution de 2011, laquelle a voulu un procès civil stratifié par des garanties et non réductible à une pure ingénierie de flux.

La Cour comme contre‑pouvoir vivant

En saluant le travail de la Cour constitutionnelle, il ne s’agit pas d’un compliment de circonstance, mais de reconnaître que le contre‑pouvoir judiciaire ne se manifeste pas seulement dans la protection spectaculaire des grandes libertés substantielles; il vit aussi dans la surveillance minutieuse des charnières procédurales où se forme, silencieusement, la réalité concrète du droit pour le citoyen. Cette décision illustre que, dans l’architecture marocaine, la justice n’est point corridor administratif, mais espace de raison partagée. En réinscrivant la loi n°23.02 dans les limites fécondes de la Constitution, la Cour honore la promesse d’un droit « sain », conforme au pacte collectif et fidèle à la séparation des pouvoirs qui protège la liberté. Ainsi, l’État de droit se présente — selon un esprit qui n’aurait pas déplu à Rousseau ou encore à Montesquieu — comme le miroir où la volonté générale se reconnaît parce qu’elle s’impose à elle-même ses propres formes, gardées par une institution indépendante.

Cour constitutionnelle Maroc, loi 02-23 procédure civile, droit d'accès à la justice Maroc, représentation obligatoire avocat, seuil appel 10000 dirhams, inconstitutionnalité procédure civile, droit de la défense Maroc, égalité devant la justice Maroc, réforme code procédure civile, arrêt 4 août 2025.



Vendredi 8 Août 2025