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La mémoire sélective de Messire Oujar…




Par Rachid Boufous

La mémoire sélective de Messire Oujar…
Il y a quelque chose de presque attendrissant ou de profondément cynique, selon l’humeur à écouter Mohamed Oujar dénoncer aujourd’hui la mainmise du ministère de l’Intérieur sur la démocratie locale, le manque d’autonomie des élus, la confiscation du pouvoir par des walis, des caïds, des secrétaires généraux et autres mandarins de l’administration territoriale.

On l’entend expliquer, d’un ton grave et lucide, que les présidents de communes ne dirigent rien, qu’ils ne contrôlent pas leurs budgets, qu’ils ne signent pas une dépense sans qu’une main invisible n’en valide le principe, que la démocratie représentative au Maroc est amputée dès la racine.

C’est admirablement dit. C’est même exact. Mais il y a dans cette indignation tardive une petite musique dissonante : Mohamed Oujar a appartenu à ce système, y a prospéré, y a participé, sans jamais élever la moindre protestation publique lorsqu’il en occupait le cœur en tant que ministre dans plusieurs gouvernements.

On ne peut pas découvrir en 2025 que les élus marocains sont sous tutelle. Ce n’est ni une information nouvelle ni une révélation saisissante : c’est le fonctionnement normal du royaume depuis que Driss Basri avait décidé que la démocratie locale serait toujours surveillée, parfois tolérée, jamais libérée.

Oujar, qui fut ministre, député, dirigeant du RNI, ne l’ignorait pas. Il n’a jamais démissionné pour protester contre cette emprise, jamais mené bataille contre cette bureaucratie tentaculaire, jamais proposé de réforme institutionnelle sérieuse pour redonner un gramme d’autonomie aux collectivités locales. Il a travaillé avec l’appareil, pas contre lui. 
Il en a accepté les règles, les inerties, les silences, les verrouillages. 

L’entendre aujourd’hui s’indigner du manque d’autonomie des élus, c’est un peu comme écouter un ancien chef de gare expliquer que les trains ne partent jamais à l’heure…

Ce qui rend la scène presque théâtrale, c’est la manière dont Oujar décrit l’impitoyable héritage basrien comme s’il l’avait découvert en 2025 : des élus « surveillés », des budgets « confisqués », des signatures « sous tutelle », une démocratie locale transformée en « décor institutionnel ». C’est un tableau fidèle, mais dont il oublie un détail important : il était aux premières loges, parfois même en coulisse, au moment où cette pièce se jouait. Il connaissait les rouages, les acteurs, les mécanismes. Il savait parfaitement que l’administration territoriale, sacralisée depuis des décennies, détient le vrai pouvoir : la décision, l’autorisation, la validation, l’interprétation finale. Et à aucun moment de sa carrière il n’a dénoncé cette anomalie devenue la norme au niveau local…

Plus ironique encore, voilà qu’il s’alarme de voir les élus actuels dépouillés de leur autonomie, incapables d’initier une politique locale, réduits au rôle de greffiers décoratifs. Mais ces élus n’ont pas perdu ce pouvoir : ils ne l’ont jamais eu, précisément parce que la génération d’Oujar et celles qui l’ont précédée n’ont jamais tenté d’arracher ce pouvoir aux bureaux lambrissés de l’Intérieur. L’héritage de Basri n’a pas survécu par miracle : il a survécu parce que ses successeurs n’ont pas eu la volonté, le courage et surtout, l’intérêt de le désosser…

C’est l’un des paradoxes majeurs du système marocain : ce sont souvent les anciens serviteurs du modèle qui, une fois éloignés du centre, se découvrent un soudain amour pour la révolution de salon…

Lorsque Oujar s’émeut de voir les hommes d’affaires s’accaparer les sièges parlementaires, il oublie de préciser que ce phénomène n’est pas un accident, mais le produit direct d’un système qu’il n’a jamais combattu et dont son parti, le RNI, en est le plus grand refuge…

Lorsque Oujar raconte que les ministres sont paralysés par des secrétaires généraux inamovibles, il omet de dire qu’il n’a jamais publiquement réclamé une réforme statutaire pour y mettre fin. Lorsqu’il dénonce la bureaucratie basrienne comme un monstre qui gouverne à la place des élus, il passe sous silence le fait qu’il a été ministre des droits de l’homme et de la Justice, sans jamais mener la moindre guérilla administrative pour briser ce carcan, qu’il trouve aujourd’hui si pesant. Dans ce sens, en devient étrangement sélective…
Car enfin, on ne peut pas s’indigner aujourd’hui d’un système que l’on a accepté hier sans un minimum de courage rétrospectif. L’autocritique n’est pas un luxe moral ; elle est la seule façon de donner du poids à une parole politique. 

Voilà la véritable ironie : l’héritage de Basri n’est pas entretenu par ses disciples ; il est entretenu par ceux qui, comme Oujar, affirment aujourd’hui en être les victimes. Pourtant, ils en ont été les relais. Ils en ont épousé les codes. Ils se sont pliés à son fonctionnement. Ils ont avancé sous sa protection, parfois même grâce à ses mécanismes.

Si Mohamed Oujar veut vraiment lancer une nouvelle ère, l’ère d’une démocratie locale réelle, libérée de la tutelle, reconstruite sur la responsabilité des élus, alors qu’il commence par dire la vérité entière : qu’il n’a pas été un dissident du système Basri, mais un de ses serviteurs loyaux. 

Dire « j’ai vu, mais je ne pouvais rien », c’est déjà un début. Dire « j’ai obéi », c’est un acte de vérité. Dire « j’aurais dû agir autrement », c’est entamer un vrai tournant. Mais dire tout cela comme si l’on n’avait jamais été impliqué, comme si l’on avait seulement tenté d’avertir un peuple sourd et un État indifférent, c’est réécrire l’histoire à son avantage.

Un pays ne se réinvente jamais à partir des omissions. Les réformes sérieuses naissent toujours de la vérité, surtout quand elle est inconfortable. Jusqu’à ce jour, on attend encore cette vérité-là.

Rachid Boufous
05/12/2025


Samedi 6 Décembre 2025