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La stratégie nationale l’IA fabriquée à huis clos !


Rédigé par le Samedi 28 Juin 2025

On l’attendait avec curiosité, voire avec espoir : les premières Assises nationales de l’intelligence artificielle, organisées à Rabat les 1er et 2 juillet 2025, devaient incarner un tournant stratégique pour le Maroc, à l’heure où la souveraineté numérique devient une question aussi vitale que l’indépendance énergétique ou alimentaire. Placé sous le Haut Patronage Royal, l’événement promettait une ambition claire : définir une stratégie nationale de l’IA, efficiente et éthique, au service de la société marocaine.



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Une promesse de souveraineté… sans souverains du terrain ?

La stratégie nationale l’IA fabriquée à huis clos !
Mais au-delà du discours soigné de Mme la ministre déléguée à la Transition numérique, Amal El Fallah Seghrouchni, et de l’impeccable esthétique des communiqués de presse, une question dérangeante s'impose : ces Assises sont-elles un réel appel à l’intelligence collective ou simplement une vitrine politique bien huilée, où les acteurs les plus légitimes de l’écosystème marocain de l’IA brillent par leur absence ?

L’ambition affichée est noble : construire une stratégie IA souveraine, adaptée aux besoins du pays et alignée sur les orientations royales. Mais que signifie réellement « souveraineté technologique » si l’on ne commence pas par reconnaître et mobiliser les forces déjà actives sur le terrain ? Depuis plusieurs années, des startups marocaines, des laboratoires indépendants, des entrepreneurs locaux et des talents de la diaspora investissent leur énergie dans le développement de solutions IA appliquées à la santé, l’agriculture, l’éducation ou encore la cybersécurité. Or, beaucoup d’entre eux n’ont pas été invités. Pire, certains ont appris l’existence de l’événement… par la presse.

À l’heure de la transparence et de la gouvernance ouverte, comment justifier l’opacité totale du processus d’inscription ? Aucun appel à candidatures public, aucun formulaire d'intérêt, aucune communication officielle sur les critères de sélection des participants n’a été rendu accessible. Qui a choisi les invités ? Sur quels fondements ? Quels réseaux ? Quels mérites ? Le flou entretenu autour de ces questions interroge, et légitimement.

« Faire du Maroc un acteur crédible de l’IA »… l’intention est belle. Mais si l’on veut que le Royaume soit pris au sérieux sur la scène internationale, encore faut-il commencer par valoriser ses propres innovateurs. Nombre de jeunes startups, lauréates de concours internationaux, ayant levé des fonds ou développé des applications concrètes pour les collectivités marocaines, ne figurent nulle part dans le programme. Pendant ce temps, certaines institutions parachutées ou multinationales de façade sont surreprésentées, occupant des panels entiers sans ancrage local réel ni retour d’expérience sur le terrain marocain.

Le sentiment d’exclusion est d’autant plus amer que la première journée était censée être dédiée aux démonstrations de startups innovantes. Encore aurait-il fallu qu’elles soient invitées.

Il faut le dire franchement : l’écosystème marocain est fatigué de ces grands-messes où l’on applaudit de jolies phrases, où l’on cite les mots à la mode — « éthique », « efficience », « inclusion » — mais où l’on repart sans feuille de route claire, sans livrable, sans calendrier, sans budget, sans suivi.

Combien de protocoles d’accord signés lors d’événements similaires ont réellement donné lieu à des actions concrètes ? Combien de conférences se sont soldées par une page LinkedIn et quelques photos, puis plus rien ? Le risque ici est que ces Assises nationales deviennent un rituel institutionnel sans impact, une opération de visibilité sans transformation. Un « moment décisif »… pour les communiqués ministériels.

Il est étonnant — voire inquiétant — qu’en amont d’un événement censé définir la stratégie nationale de l’IA, aucune ébauche de texte, aucun document de travail, aucune base de discussion ne soit rendu public. La logique aurait voulu que les acteurs de l’écosystème puissent contribuer, critiquer, enrichir cette vision en amont, plutôt que de découvrir des « recommandations finales » prêtes à l’emploi, sans participation élargie.

Les 13 verticales annoncées — santé, sport, médias, gouvernance, etc. — sont pertinentes. Mais quelles priorités concrètes ? Quels budgets ? Quels dispositifs de soutien aux startups locales ? Quels partenariats avec les universités ? Quels mécanismes d’inclusion régionale ? On n’en saura probablement pas plus à la clôture qu’à l’ouverture.
Entre diplomatie technologique et radar géopolitique

L'autre soupçon plane : ces Assises sont-elles organisées avant tout pour rentrer dans le radar des grandes institutions internationales et attirer les fonds souverains étrangers ? Certes, la coopération internationale est essentielle, mais si elle devient l’unique boussole de la stratégie nationale, alors le Maroc risque de devenir un terrain d’expérimentation pour technologies exogènes, sans réel contrôle ni bénéfice local durable.

Et puis, il y a ce réflexe de branding sans substance : multiplier les logos, les hashtags, les panels, sans poser la question de l’appropriation réelle par les communautés concernées — chercheurs, professeurs, étudiants, développeurs, agriculteurs, médecins, fonctionnaires. Une IA souveraine, ce n’est pas une IA qui fait joli dans les PowerPoint. C’est une IA ancrée dans les réalités du pays, développée par ses cerveaux, pour ses priorités.

À Mme la Ministre, nous voulons dire ceci : vous avez une responsabilité historique. Vous êtes à un poste stratégique dans un moment où le numérique peut réellement transformer notre économie et notre société. Mais cela ne peut se faire sans transparence, sans inclusion sincère, sans débat public. L’IA est trop importante pour être confiée uniquement à des panels clos, à des diplomates de la tech ou à des gestionnaires de l’innovation.

Ce pays regorge de talents, de startups résilientes, de jeunes chercheurs brillants, de porteurs de solutions enracinées dans les besoins des citoyens. Ce sont eux que vous devez écouter, inviter, associer, financer, protéger.

La souveraineté technologique ne se décrète pas. Elle se construit. Patience, courage, justice.

Si ces Assises ne deviennent qu’un autre événement de surface, alors elles rejoindront la longue liste des occasions manquées. Mais si elles s’accompagnent — enfin — d’un mécanisme transparent, consultatif et participatif, si elles donnent lieu à un vrai plan d’action budgété, si elles intègrent les vrais acteurs du terrain, alors peut-être qu’elles mériteront leur nom.

Le Maroc a les moyens d’être un acteur crédible de l’IA. Mais il doit commencer par croire en ses propres forces vives.




Mohamed Ait Bellahcen
Un ingénieur passionné par la technique, mordu de mécanique et avide d'une liberté que seuls l'auto... En savoir plus sur cet auteur
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