Quand l’administration tarde, l’économie trébuche.
Or, comme l’a rappelé le Roi Mohammed VI dans son discours du Trône du 30 juillet 2022, « l’État ne parle plus au nom du bien, mais au nom du résultat ». Cette formule, appelée à devenir la colonne vertébrale de la doctrine publique nouvelle, marque une rupture décisive : la gouvernance cesse d’être un idéal moral ; elle devient une obligation de performance.
Dans cette nouvelle ère de l’État de résultats, la vraie question n’est plus de savoir combien l’État dépense, mais ce qu’il active. Autrement dit : quelle part de la richesse nationale est empêchée non par manque de moyens, mais par la lenteur, la complexité ou l’imprévisibilité des décisions publiques.
Le paradoxe marocain se lit d’un seul chiffre : près de 33 % d’investissement total rapporté au PIB, pour une croissance moyenne de 4,5 %. Aucun autre pays émergent ne présente un tel déséquilibre entre effort et rendement. Nous investissons beaucoup, mais mal. Le problème n’est pas la quantité d’argent injectée, mais la lenteur avec laquelle cet argent se transforme en activité réelle. L’économie avance quand les institutions bougent. Quand elles hésitent, l’élan collectif se brise.
Ce décalage entre énergie économique et inertie institutionnelle révèle une vérité dérangeante : le principal facteur limitant de la croissance marocaine n’est plus financier, mais organisationnel. Nous disposons de ressources, d’investisseurs, de capitaux et d’outils. Ce qui manque, c’est la vitesse.
Cette lenteur diffuse, dans les arbitrages, les procédures, les contrôles ou les validations, n’est pas un défaut moral mais une perte de rendement. Elle agit comme une friction invisible qui ralentit la transmission entre décision publique et résultat économique. Ce n’est pas la rareté du capital : c’est la viscosité du système administratif.
C’est de ce constat qu’émerge la notion de PIB institutionnel.
Inspiré des travaux de Douglass North, Dani Rodrik et Daron Acemoglu, il se calcule, conceptuellement, comme la différence entre le PIB potentiel, celui qu’une gouvernance fluide permettrait d’atteindre, et le PIB effectif. Ses variables sont connues : le temps moyen de décision, le taux d’exécution budgétaire, la durée de traitement des marchés publics, le coût de la complexité normative ou encore la stabilité réglementaire.
Dans un scénario d’efficacité optimale, chaque jour gagné dans les procédures, chaque simplification introduite, chaque règle clarifiée se traduit par des points de croissance. À l’inverse, chaque mois de retard dans la mise en œuvre d’un projet public, chaque renvoi administratif d’un dossier ou chaque interprétation contradictoire d’un texte se traduit par une perte économique mesurable.
Les économistes du développement ont depuis longtemps établi ce lien entre institutions et prospérité. North, Rodrik, Acemoglu et Robinson ont démontré que la qualité institutionnelle constitue un facteur de production autonome, aussi déterminant que le capital ou le travail. Le Maroc, en cela, n’échappe pas à la règle : son potentiel est supérieur à son rendement, non par manque de vision, mais par inertie procédurale.
Les estimations varient selon les méthodes, mais convergent sur un ordre de grandeur : la lenteur administrative, les retards d’exécution et les blocages réglementaires représentent chaque année l’équivalent de deux à trois points de PIB en manque à gagner. Rapporté à la taille de notre économie, environ 1 500 milliards de dirhams, cela correspond à 30 à 45 milliards de dirhams de richesse potentielle qui ne se matérialise pas.
Autrement dit, un pays tout entier travaille, produit, innove, mais sans jamais capter la totalité de son propre effort. Pour donner une idée concrète de ce PIB perdu, il s’agit de l’équivalent du budget annuel cumulé de trois grandes régions marocaines, ou encore de la totalité des investissements directs étrangers reçus sur deux années.
Ce n’est pas une abstraction : ce sont des routes qui ne se construisent pas à temps, des PME qui renoncent à croître, des talents qui partent. Le coût de la lenteur se lit dans les trajectoires interrompues, dans la confiance qui s’émousse, dans la fatigue d’un pays qui avance sans accélérer.
L’intérêt du concept de PIB institutionnel n’est pas seulement comptable.
Là se trouve la bascule intellectuelle : il ne s’agit plus d’accuser l’administration, mais de comptabiliser le coût de son inertie. Ce n’est pas une morale, c’est une méthode.
Alors que le débat public s’épuise trop souvent à opposer une dénonciation sans issue à une satisfaction sans ambition, le véritable enjeu n’est ni dans la condamnation du système, ni dans la célébration des réalisations, mais dans la mesure rigoureuse de son rendement. C’est à cette aune, économique et non idéologique, que la réforme de l’État trouvera sa nécessité et sa légitimité.
Un État moderne ne se définit plus seulement par sa capacité à lever l’impôt ou à redistribuer, mais par son aptitude à transformer la décision en résultat. Ce que la société attend, ce n’est plus un État généreux, mais un État efficace.
La réforme cesse alors d’être une aspiration morale : elle devient un levier de croissance. Dans ce cadre, la gouvernance n’est plus un champ administratif mais un moteur macroéconomique. La vitesse de l’administration devient une variable de productivité nationale. L’investissement public, pour produire ses effets, a besoin d’un appareil d’exécution rapide et stable.
Un État-stratège ne se juge plus à l’ampleur de ses plans, mais à la vitesse de leur exécution. Un Maroc plus rapide serait un Maroc plus riche, sans qu’aucun dirham supplémentaire ne soit dépensé. La performance n’est plus une option, c’est une ressource.
Ces trois points de croissance perdus chaque année ne sont pas une fatalité.
Les récupérer ne demande ni plan Marshall ni réforme institutionnelle titanesque, mais un changement de posture : considérer la vitesse, la clarté et la confiance comme des facteurs économiques à part entière.
Sans un dirham de plus, le Maroc peut gagner une croissance de vérité : celle du rendement institutionnel. C’est la première étape, concrète et mesurable, vers l’État de résultats appelé de ses vœux par le Souverain. Le jour où nous publierons, au même titre que le déficit budgétaire, le déficit de performance publique, nous aurons franchi un seuil de maturité : celui où la réforme cesse d’être un slogan pour devenir un indicateur national. Ce sera le moment où la gouvernance ne se contentera plus d’administrer le pays, mais de libérer sa vitesse.
PAR ADNAN DEBBARH/QUID.MA
