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Le PJD, même premier, n’arrivera pas à former une majorité


Quels scénarios pour l’après-scrutin du 8 septembre ?
Comment va-t-on gérer le « problème PJD » ?
Quel avenir pour le PJD au sein de l’échiquier politique ?
Quelle place pour le PAM ?
Y aurait-il un nouveau blocage ?
Quels partis pour mettre en œuvre le nouveau modèle de développement (NMD) ?
Quel impact du nouveau paramétrage électoral (quotient) ?

Autant de questions auxquelles a accepté de répondre volontiers le politologue Mustapha Sehimi. Entretien par Mohammed Taleb chez notre confrère hespress.com



Hespress : Quels sont les enjeux des prochaines élections législatives, communales et régionales ?

Le PJD, même premier, n’arrivera pas à former une majorité
Pr Mustapha Sehimi : -Les enjeux de ces élections sont de divers ordres. Le premier enjeu est la tenue du calendrier électoral. Nous sommes dans une situation difficile liée à la pandémie et certaines rumeurs avaient été entretenues concernant un report des élections. Ce n’est pas le cas. Je l’avais personnellement soutenu, car je sais que le Roi est extrêmement attaché au respect du calendrier institutionnel.

La deuxième raison, qui est la mienne, réside dans le fait que d’autres pays ont fait des élections dans des conditions tout aussi difficiles. C’était le cas de la France, les États-Unis qui ont tenu les élections présidentielles, etc. Donc, il n’y avait pas matière à reporter les élections. D’autant plus qu’une démocratie se fortifie dans la difficulté et dans l’épreuve et non pas dans un climat aseptisé.

C’est pour cela que la démocratie marocaine devrait faire preuve de sa capacité à s’exprimer à travers les résultats des élections dans des conditions difficiles. Ce qui est, pour moi, un signe de la maturité et de la solidité de la construction démocratique.

Le deuxième enjeu est évidemment d’ordre institutionnel étant donné que le renouvellement d’un certain nombre d’institutions qui ont achevé leurs mandats s’impose. Il s’agit, en l’occurrence, des institutions communales et régionales élues en septembre 2015 et des institutions nationales en l’occurrence le Parlement élu en 2016, en l’occurrence, le mandat de cinq ans de la Chambre des représentants (2016-2021) de la même façon celui de la Chambre des Conseillers qui avait été élue en 2015 pour un mandat de six ans.

Tous ces mandats arrivent à échéance en même temps. Donc, nous sommes là en face d’un calendrier électoral chargé qui a pour objet de renouveler des institutions administratives, constitutionnelles, des collectivités territoriales, régionales et a fortiori nationales.

Le troisième enjeu de ces échéances électorales est lié à la question à quel point elles améliorent ou non le processus de renouvellement des élites aussi bien régionales, locales que nationales. C’est une question qui est à l’ordre du jour. On verra à la lumière des résultats des trois scrutins du 8 septembre s’il y a eu renouvellement ou pas.

Il faut espérer que oui parce que la représentation politique dans ces institutions n’est pas un métier. Être un élu communal régional ou parlementaire n’est pas un métier, c’est une vocation. Dit autrement, c’est un dévouement pour les intérêts des citoyens et n’est surtout pas un cadre statutaire où il doit y avoir des rentes et des rentiers.

Je veux croire qu’il y aura un renouvellement significatif des élites parce que sinon ça voudrait dire qu’on sera passé à côté de quelque chose c’est-à-dire de nouvelles élites, de nouvelles potentialités, des jeunes, des femmes, des compétences dans d’autres milieux, etc.

Est-il judicieux de tenir les trois scrutins le même jour ?

C’est un changement intéressant de voir les élections régionales communales et celles relatives à la Chambre des représentants se tenir le même jour. C’est une bonne initiative. On sait que le taux de participation aux élections des membres de la Chambre des représentants en 2016 était de 43,4% et on sait également que le taux de participation aux élections communales de 2015 était de 53%.

Étant donné que les électeurs votent davantage pour les communes et les municipalités du fait qu’il y a plus de proximité, l’idée est de faire la jonction entre les trois modes de scrutins afin que la mobilisation plus forte lors des communales puisse tirer  vers le haut en même temps le taux de participation des régionales et surtout celui de la Chambre des représentants.

Le deuxième aspect positif de la tenue simultanée des trois scrutins est la rationalisation des dépenses publiques importantes qui en découlent. Donc, il y a un gain réalisé sur le plan économique en matière d’amélioration de l’efficience des dépenses publiques.

L’autre atout à mettre en exergue dans ce sillage est le fait de ne pas lâcher les citoyens en les appelant à voter trois fois dans l’année ou dans les six mois (pour les communales, les régionales et les élections de la Chambre des représentants).

L’expérience montre que « plus on vote, et moins on vote » parce qu’il y a un phénomène de saturation de la participation civique. C’est une loi électorale. Vous ne pouvez pas appeler les citoyens à voter trois fois dans l’année. C’est beaucoup ! Et donc ça ne nourrit pas forcément une mobilisation.

Sans oublier que l’opération de vote donne lieu à des attroupements, des campagnes électorales, des réunions, etc. Et donc il y a la crainte de se retrouver en trois agendas différents avec d’autres électeurs et donc le risque de la contagion du virus est présent. Autant dire que c’est une bonne initiative.


À quoi attendez-vous en matière de participation ?

Quelle va être la participation électorale? Personne ne sait. En revanche, on a une fourchette, on a des simulations qui ont été faites et par le département de l’Intérieur et par les partis aussi qui connaissent le terrain, etc. Le Chef du gouvernement voici une quinzaine de jours avait dit qu’il escomptait un taux de participation de 45%, soit un taux supérieur de deux points par rapport à celui des élections législatives de 2016 qui était de l’ordre 43%.

Il est souhaitable d’assister à une augmentation du taux de la participation électorale, mais cela reste problématique pour deux raisons. D’abord, comment va se dérouler la campagne électorale qui vient de commencer. Eh oui ! Est-ce que cette campagne provoquera une grande mobilisation des citoyens ou pas ? Personne ne sait parce qu’on ne sait pas encore comment va se passer cette campagne électorale.

Il se trouve aussi que cette campagne électorale va être minorée. Elle n’aura ni l’ampleur, ni la dimension, ni la vigueur des précédentes campagnes du fait du contexte sanitaire.

D’autant plus que la circulaire du ministère de l’Intérieur exige un plafond de 25 personnes par réunion. Alors c’est difficile pour les partis politiques de faire des campagnes quand il y a dans la salle 25 personnes.

En revanche, le ministère de l’Intérieur a sorti une autre circulaire disant qu’il pouvait y avoir des marches à condition qu’elles soient annoncées la veille auprès de l’autorité administrative compétente et qu’elles doivent être organisées, etc. Il est donc évident dans ce contexte-là qu’il n’y aura pas les grandes messes électorales d’avant, il n’y aura pas des meetings de milliers de personnes, il n’y aura pas des réunions aussi importantes…

C’est une campagne pénalisée par la crise sanitaire et, par conséquent, la difficulté de faire des rassemblements. Or, l’important pour les partis politiques est de porter un ou des messages avec leurs projets, leurs propositions, leurs promesses, etc. C’est un élément qui, forcément, n’est pas de nature à motiver de manière significative les électeurs pour voter et encore moins à entraîner leur adhésion.

Dans ce contexte serré, les partis politiques vont faire face à des difficultés pour se présenter, faire valoir leur identité, les évolutions et les progrès qu’ils ont faits ce qu’ils n’ont pas fait et les promesses à venir… Autant de facteurs cumulatifs qui ne poussent pas à une très forte participation électorale.


Pourriez-vous faire un pronostic ?

Compte tenu de ces conditions objectives, on sera satisfaits si ce taux est autour de 40%. À plus forte raison qu’il y a une autre difficulté qui pèse sur les partis politiques et partant, sur la campagne électorale et en conséquence sur la remotivation civique des citoyens, à savoir l’offre politique qui n’est pas d’une grande netteté. À ce propos, deux constats frappants sont à dresser : l’existence d’un tronc commun de généralités (la santé, l’habitat, l’école, l’emploi, le travail, etc.) entre des programmes interchangeables et le poids du nouveau modèle de développement (NMD) qui fixe des axes stratégiques et qui par la même réduit la spécificité des partis politiques.

Ainsi, tous les partis politiques, excepté la Fédération de la Gauche démocratique (FGD), s’inscrivent dans le cadre des axes stratégiques et de la vision du NMD. D’où la difficulté de se distinguer entre eux. Est-ce qu’ils sont tous d’accord sur les axes du NMD, lesquels vont jusqu’à 2035, autrement dit, concernent cette législature et deux autres à venir.

Étant donné qu’il y a un tronc commun validé d’ailleurs par le Roi comme vision stratégique jusqu’à 2035, la difficulté qui se présentera pour le parti c’est de savoir comment se donner une identité ? Comment se donner une lisibilité, une visibilité pour ce qui est de leurs programmes respectifs ? Tout cela n’est pas de nature à susciter de l’engouement particulier chez les électeurs. Ces derniers diront tous, pour employer une formule populaire, “Haj Moussa, Moussa Haj”.

L’autre élément qui joue en faveur de la difficulté de mobilisation des électeurs résulte dans le fait que tous les partis, sauf deux, sont comptables du bilan. Il y a les partis sortants, en l’occurrence, le PJD, le RNI, l’USFP, l’UC et le MP.

Le PJD en la personne de son secrétaire général, il est au gouvernement depuis janvier 2012. Précédemment, c’était Benkirane donc le PJD dirige l’exécutif depuis 10 ans. Donc, forcément, il est comptable d’un bilan qui est ce qu’il est. Il y a certes des acquis, un actif et un passif, mais les citoyens savent que les grandes réformes ont été faites à l’initiative du Roi. La régionalisation, la réforme du système scolaire et du système éducatif et professionnel, la généralisation du préscolaire , la protection sociale, le grand chantier de la protection sociale jusqu’en 2025… tout cela a été fait à l’initiative du Roi. C’est lui qui a lancé et accompagné ses mesures et veillé à ce qu’elles se réalisent. Ce qu’a fait ce gouvernement ne lui appartient pas en propre, car ce n’est pas à son initiative c’est à l’initiative royale.

Il y a deux partis qui ne sont pas comptables du bilan, mais à des titres différents. Le parti de l’Istiqlal, qui a quitté le gouvernement en janvier 2013, est le mieux placé pour se démarquer par rapport à ce bilan parce qu’il est dans l’opposition depuis 8 ans. Outre le fait d’être bien placé pour dire : “ce qui a été fait n’a pas donné les résultats escomptés, il faut faire autre chose”, il est le plus à l’aise pour s’inscrire dans une autre dynamique des politiques publiques… Il y a également, à un moindre degré, qui est dans l’opposition depuis trois ans après avoir quitté le gouvernement en 2018. Il tient aussi ce discours en disant “nous avons quitté le gouvernement parce qu’un certain nombre de choses n’ont pas été faites ou faites lentement” et rebondit comme un parti de proposition alternative.


Qu’en est-il du PAM?

Alors… Est-ce que le PAM est audible ? D’abord le PAM a traversé une crise interne majeure avec des luttes intestines qui ont conduit à une situation chaotique avec le départ forcé de l’ancien secrétaire général Abdelhakim Benchemmach et son remplacement aux forceps par Abdellatif Ouahbi en février 2020. Lequel PAM était déjà en proie de luttes intestines et de divisions internes, n’arrive même pas aujourd’hui à réunir son Conseil national. Ce qui prouve que le parti traverse une crise organique majeure. Il fait l’objet de beaucoup de départs. Il y a plus d’une vingtaine de députés sortants du PAM qui ont rejoint le RNI.
Le PAM pâtit également des conditions mêmes dans lesquelles il a été créé.C’est un parti qui a rejeté dans l’opposition. D’abord, il a été victime des événements du 20 février 2011 et du  printemps arabe parce qu’évidemment il était décalé par rapport aux aspirations aux changements qui ont été exprimées pendant le printemps arabe. Puis, il n’a pas été accepté ni dans le gouvernement Benkirane (2012-2016) ni dans le gouvernement El Othmani 2017-2021.
Il est très difficile pour ce parti de porter un programme particulier d’autant plus qu’il était à l’étroit dans l’opposition -car le champ de l’opposition était déjà occupé par l’Istiqlal, qui a une autre dimension que le PAM, et aussi par le PPS (depuis trois ans). Le PAM est cahier sans programme… Son programme est caractérisé par des généralités. Il est pénalisé aussi par le fait qu’il est considéré comme un parti administratif. Donc, s’il y a un vote protestataire et contestataire, les voix iront vers des partis de l’opposition historique membres de la Koutla (Istiqlal et PPS).
Le PAM est en difficulté aussi parce qu’il n’est pas accepté par certains partis membres de la majorité sortante. Il a des rapports extrêmement difficiles avec le RNI du fait que celui-ci a fait transhumer vers lui une vingtaine de députés du PAM, il n’est pas accepté davantage par l’USFP ni par l’UC ni par le MP parce qu’également en 2016, il avait siphonné et à l’UC et au MP plus d’une trentaine de députés. Tout cela reste présent dans les mémoires et sa place n’est pas considérée comme légitime sur l’échiquier politique marocain.

À quoi servent les programmes des partis politiques si tout ce qui est d’ordre stratégique est déjà fixé par le NMD?

Nous avons maintenant un cahier de charge général jusqu’en 2035, qui a été validé par la plus haute autorité du Royaume. La question qui se pose est celle de savoir qui va porter et incarner les réformes à mener pour les prochaines législatures ou du moins jusqu’en 2026? Ce qui complique les choses est le fait qu’il demeure très difficile de faire un classement des partis les mieux qualifiés pour traduire en politiques publiques les priorités et les stratégies du NMD.  Pour autant, on considère que ce n’est pas le PJD qui est le mieux placé.

Pourquoi ?

Le PJD a fait ce qu’il a pu durant deux législatures. Il a dirigé deux gouvernements donnant ainsi la mesure de ce qu’il pouvait faire. Sa capacité à faire est considérée comme sujette à caution. C’est-à-dire qu’elle n’est pas considérée comme satisfaisante. On considère par ailleurs qu’il faut une autre option. À vrai dire confier l’exécutif à des partis susceptibles de mener ces réformes-là inscrites au titre du NMD. Ces deux partis sont le RNI et le parti de l’Istiqlal. On verra. Ce sont les urnes qui vont trancher, mais ça sera intéressant de voir les semaines qui vont suivre le scrutin du 8 septembre quel est le parti qui va diriger l’Exécutif.

En théorie, si le PJD arrive premier il sera appelé naturellement sur la base de l’article 47 par le Roi à former et à diriger le gouvernement. Le Roi dans le respect de la Constitution et des principes de la démocratie demandera à quelqu’un du PJD de diriger le gouvernement et de former une majorité. Mais, le problème qui se posera dans ce cas est celui de savoir s’il pourra mettre sur pied une majorité. Il aura d’ailleurs un délai de 15 jours comme l’avait eu El Othmani le 17 mars 2017 quand le Roi lui avait donné ce délai pour former le gouvernement. Chose qu’il avait respectée puisque 18 jours après El Othmani avait réussi à former une majorité après des négociations avec des alliés.

Mon hypothèse moi c’est que le PJD même s’il arrive premier n’arrivera pas à former une majorité. Pourquoi ? Parce que les demandes, les revendications et les prétentions de ses futurs alliés potentiels seront telles qu’il n’y aura pas une formule consensuelle qui sera arrêtée. Les deux grands partis, à savoir le RNI et l’Istiqlal, auront des demandes et des prétentions qui seront jugées difficilement acceptables par le PJD. Celui-ci n’arrivera pas dans ces conditions à former une majorité. C’est mon hypothèse prioritaire.

Le PJD l’a d’ailleurs compris puisqu’il s’est rapproché du PAM  et qu’il espère avec ses voix et celles du PAM arriver à 130 à 140 députés. Auquel cas, il lui manquera quand même une soixantaine de députés pour avoir la majorité absolue . C’est ce qui explique le rapprochement entre le PJD et le PAM d’Ouahbi. Mais, chacun a son calcul.

El Othmani met au chaud un allié potentiel en lui donnant des assurances de participation s’il serait appelé à former le gouvernement tandis que Ouahbi est conscient que personne ne veut de moi depuis 2011. Pas mieux que se faire une place auprès du PJD, dit-il, pour être dans la future majorité. C’est une formule qui n’est pas évidente du tout.


Que va-t-il se passer dans ce cas-là ?

À ce moment-là, le PJD ne pouvant pas diriger le gouvernement parce qu’il n’aura pas une majorité et aura le choix entre deux options : Basculer dans l’opposition, soit être partie prenante dans une nouvelle majorité dont le chef de l’exécutif serait d’un autre parti, en l’occurrence, le RNI ou l’Istiqlal.

Au cas où le PJD n’arrive pas à former une majorité et avoir la direction de l’Exécutif, il va accepter de faire partie de la future majorité. Mais, est-ce que les autres partis voudront avoir le PJD comme composante de la majorité ? Je n’en suis pas sûr.


Dans une déclaration à Hespress Ar vous avez assuré que le l’État ne veut pas du PJD à la tête du gouvernement durant le prochain quinquennat…

C’est un point de vue. La tonalité générale est qu’évidemment, une troisième législature du PJD n’est pas souhaitée et n’est pas souhaitable. C’est la tonalité générale dans un certain nombre de cercles de pouvoir. Attention, je ne suis pas autorisé à parler au nom du Palais. Je dis bien dans certains cercles de décisions. Cela dit; j’assume mon point de vue personnel. Ce n’est pas une bonne chose qu’une formation islamiste puisse faire une troisième législature et diriger un troisième cabinet. Pourquoi ? Pour deux raisons : la première c’est que cela voudrait dire que pendant 15 ans une formation islamiste serait devenue centrale, structurante et régulatrice non seulement du système de partis, mais aussi de la vie politique nationale. Ce sera un élément de déséquilibre de la vie politique marocaine, car ça va rejeter l’opposition et ça va minorer des partis qui ont une histoire et un parcours. Est-ce qu’on peut rejeter dans l’opposition l’Istiqlal encore ? Est-ce qu’on peut rejeter dans l’opposition l’USFP, le PPS, le MP, etc. ? Je ne le crois pas.

Le système partisan au Maroc est fait de telle sorte qu’il est pluriel et pluraliste avec des équilibres, des alliances et des compromis. Le fait que ce parti devienne central, pour moi, n’est pas un facteur de stabilisation de la vie politique.

Quel serait le rôle du Roi dans des situations de ce type ?  Le Roi se retrouverait du fait de l’application mécanique de l’article 47 de la Constitution en trois circonstances différentes 2011, 2016 et 2021, devant une situation qu’il ne pourrait pas réguler parce que ce sont les résultats arithmétiques du scrutin qui s’imposeraient à lui. Personnellement, j’ai une autre conception du statut royal et du rôle royal parce que c’est une institution de régulation et, d’ailleurs, l’article 42 de la Constitution le dit : le Roi est garant du bon fonctionnement des institutions. Ma question est celle-ci : est-ce que le bon fonctionnement des institutions est compatible avec un parti islamiste qui dirigerait le gouvernement pendant 15 ans ? Je ne le crois pas. C’est pour cela que pour moi le bon fonctionnement des institutions implique qu’un parti islamiste ne puisse pas faire un troisième mandat d’autant que son bilan de la gestion gouvernementale est un bilan discutable. On ne peut pas dire que les citoyens sont satisfaits des 10 ans du gouvernement PJD. Il y a forcément une nouvelle donne majeure dans la vie gouvernementale, il y a de nouvelles réformes et ce parti-là est un parti qui a épuisé toutes ses capacités de changement. Est-ce qu’il est porteur de changement ? Je ne le crois pas. Est-ce qu’il est porteur d’une nouvelle vision ou génération de réformes ? Je ne le crois pas.

Toutes les grandes réformes ont été initiées par le Roi et ne viennent pas du PJD. Le PJD est devenu un parti gestionnaire et conservateur. Dit autrement, il gère l’existant et n’a pas beaucoup d’audace, d’esprit réformiste, de réforme, de vision, de prospective. C’est tellement vrai au vu de leur programme électoral dont j’ai un certain nombre d’éléments à ma disposition. Qu’est-ce qu’ils disent ? D’ailleurs, le Chef du gouvernement a publié le bilan de son gouvernement et des perspectives à venir. Qu’est-ce qu’il dit : il dit que nous nous inscrivons dans le cadre de l’application des hautes orientations royales. C’est-à-dire qu’ils essayent de récupérer les orientations royales pour dire qu’ils sont les mieux placés pour les appliquer. Mais, je vais vous dire que pendant 5 ans, ils n’ont pas appliqué les orientations royales puisque le roi est intervenu à chaque fois pour décider des mesures, pour siffler, pour sanctionner, pour limoger, etc. parce que le rythme des réformes gouvernementales n’était pas satisfaisant.


Par rapport au PJD, est-ce que le nouveau paramétrage des règles du jeu, notamment, le quotient électoral, réussira à juguler « l’hégémonie » du PJD ?

Le PJD n’a pas une hégémonie. Il a une hégémonie arithmétique. Il a fait un million six cent mille voix en 2016, il a eu 124 députés, soit 7,5% des suffrages donc on ne peut pas dire que c’est un parti hégémonique. En revanche, son acquis majeur, c’est qu’il a enfin trouvé un statut stabilisé au sein du système politique. Ce qui n’était pas le cas avant. C’était un parti qui était réprimé d’abord du temps des premières années de sa genèse avec Chabiba Islamia, etc. il a été parrainé par le MPDC en 1997, il y avait 9 députés islamistes, mais ils avaient l’étiquette MPDC, ils n’avaient pas l’étiquette PJD. Ils avaient été parrainés par Dr El Khatib, à l’époque secrétaire général du MPDC. Donc en 1998, ils ont créé le PJD. Ensuite ils sont passés à 42 députés en 2002, à 49 en 2007 et à 102 en 2011 et 124 en 2016 … donc il y a là un processus d’intégration, enfin, d’une formation islamiste dans le cadre institutionnel.

Le deuxième acquis du PJD, c’est qu’il est devenu un parti gouvernemental pendant 10 ans. Après tout, il pouvait intégrer le cadre institutionnel tout en restant dans l’opposition. Ce n‘est pas le cas, il est devenu un parti gouvernemental. Donc, il y a là une situation de normalisation de la place et du rôle d’un parti à référentiel islamiste. Cette normalisation est un acquis de la démocratie, c’est-à-dire que tous les partis marocains sont dans le cadre institutionnel avec les règles imposées par l’état de droit et les exigences de la loi.

Je considère qu’il a fait le plein de son expansion. Maintenant, il lui reste à préserver ce capital, avec des variations diverses et des conjonctures diverses. On verra ce que donneront les résultats de septembre, mais ce qui est important à mes yeux, est le fait qu’il soit devenu un parti à part entière dans le système institutionnel. Ce qui est en soi un élément en faveur de la construction démocratique, qui se renforce quand tous les acteurs sont dans le cadre légal et constitutionnel. Est-ce qu’il a des chances d’expansion à terme ? Je ne le crois pas, parce que son passage dans le gouvernement pendant 10 ans a montré ce qu’il pouvait faire, mais en même temps, les limites de ses capacités réformatrices. Il est légitime dans le champ politique national. Il sera toujours présent parce que la sensibilité à référentiel islamiste est présente dans notre société, et puis il y a le fait aussi qu’il bénéficie en creux -si je puis dire, des difficultés de l’alternative chez les autres. C’est parce que les autres sont dans une situation de faiblesse et de division qu’il a ce statut… donc il bénéficie de la faiblesse des autres.

Il a un autre avantage par rapport à tous les autres partis, à mon avis, en tout cas la majorité d’entre eux, exception faite peut-être de l’Istiqlal, c’est qu’il est un parti de proximité. C’est un parti qui a un maillage organique territorial quasiment national, où il y a beaucoup de militantisme de terrain, à caractère social ou derrière un paravent social (aide sociale, enfants, scolarisation, le réseau associatif, il est présent dans les quartiers, etc.), et cela lui donne une réserve électorale importante que n’ont pas les autres partis. C’est une réserve qu’avait par exemple l’Union socialiste (l’USFP) dans le temps. Mais l’USFP a déserté le terrain depuis une bonne vingtaine d’années. À ce niveau, il aura toujours un avantage comparatif par rapport aux autres partis. Il n’y a qu’un parti qui fait également du terrain et qui a une implantation importante dans la société, c’est le parti de l’Istiqlal (PI). Mais cela tient à des raisons historiques et aussi à la structure du parti de ce parti qui a une machine partisane qui est la mieux organisée de tous les partis politiques. Le PI a des inspecteurs de parti dans les villes, dans les régions, il y a des réunions, etc. Il y a une culture de l’organisation dans le parti de l’Istiqlal qui est intéressante à relever.


Le phénomène d’abstention risque de gagner du terrain au vu de la morosité du climat politique et des répercussions de Dame Covid ? Serait-il en faveur du PJD ?

Le problème de l’abstention au Maroc est préoccupant. Nous avons 24 millions d’électeurs en âge de voter (plus de 18 ans). La dernière liste du corps électoral est de près de 18 millions d’électeurs inscrits (17.983.490 inscrits exactement).

Pour ce qui est des données arithmétiques, sur ces 18M d’électeurs inscrits, combien vont voter ? Il y aura autour de 7M de votants à 7,5 M, etc. Et parmi ces votants, il y aura pratiquement 1M de bulletins nuls et de bulletins blancs. Eh oui ! Avec même 8 M de suffrages exprimés, le taux de la participation électorale oscillerait entre 40 à 43 % tout au plus.

Pourquoi il y a cet abstentionnisme ? Je dirai que l’offre partisane n’est pas considérée comme attractive et motivante. Nous avons 32 partis au Maroc qui sont reconnus, dont la liste a été donnée par le Ministère de l’Intérieur il y a un mois. Sur les 32, il y en a 12 qui avaient jusqu’à maintenant une représentation parlementaire, et il y en avait 8 qui avaient des groupes parlementaires. Ça se jouera entre 6 et 8 partis politiques. La nouveauté à prendre en compte aujourd’hui est que le quotient électoral. Ce paramètre va permettre la représentation de petits partis, avec deux sièges/ trois sièges, etc. Ce qui n’était pas le cas dans l’ancien système électoral. Mais pour autant, reste la question de l’abstentionnisme. L’abstentionnisme découle d’une insuffisance d’éducation civique et d’une faiblesse de l’offre partisane. Quels sont les programmes des partis, jugés attractifs, qui pousseront les électeurs à aller voter davantage : c’est une question. Il y a aussi le fait que le phénomène de transhumance  ne crédibilise pas les partis politiques : parce qu’ils voient des élus passer d’un parti à un autre, démissionner, etc. donc ça ne permet pas de donner une idée positive des élus. Et puis le dernier point, c’est qu’il y a les sceptiques. Ceux qui optent pour, ce qu’on appelle nous dans notre vocabulaire de sciences politiques, l’abstentionnisme de combat : c’est quand vous inscrivez sur la liste électorale, vous allez aux urnes, et vous mettez une croix. Cela veut dire que vous contestez les choix qui vous sont offerts.


C’est un petit peu l’équivalent du vote blanc ?

Non, ce n’est pas pareil. Le vote blanc est à un moindre degré. Le vote nul est que vous récusez le principe même de la procédure de vote et du système de vote. C’est une différence de degré, et de nature. Le vote blanc, vous y allez pour dire ça ne me plaît pas, je vote [blanc, Ndlr]. Mais lorsque vous barrez le bulletin, c’est un bulletin nul, c’est-à-dire que vous récusez les choix qui vous sont offerts.

Par ailleurs, des questions s’invitent d’elles-mêmes : est-ce que la construction démocratique a avancé ? Est-ce que les citoyens sont mobilisés pour consolider la construction démocratique ? Est-ce que les élections à venir vont contribuer à redonner un nouvel élan à la transition démocratique ?

Les partis politiques ne font plus référence à la transition démocratique dans leur discours, ce qui n’était pas le cas il y a dix ans… donc il y a un affaissement des ferveurs partisanes, des ferveurs militantes, et c’est une grande question.


Par Mustapha Sehimi
Source : https://fr.hespress.com/


Vendredi 27 Août 2021