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Le “moment Kodak” de la politique marocaine


Par Rachid Boufous

Il fut un temps où l’entreprise Kodak dominait le monde. Elle détenait 90 % du marché de la pellicule, employait des dizaines de milliers de personnes, et incarnait la réussite industrielle américaine. Pourtant, au moment précis où elle inventa l’appareil photo numérique, elle refusa d’y croire. Prisonnière de son propre succès, elle ignora les signaux du changement, persuadée que rien ne viendrait menacer son modèle. Quelques années plus tard, Kodak s’effondra, balayée par la révolution qu’elle avait elle-même engendrée.



Ce “moment Kodak”, l’instant où une institution, aveuglée par ses habitudes, se fige face à un monde qui change, le Maroc politique le vit aujourd’hui.

Rachid BOUFOUS
Rachid BOUFOUS
Les partis, les institutions représentatives, et une bonne partie de l’élite administrative se comportent comme si le pays de 2025 était encore celui de 1999 : même langage, mêmes réflexes, mêmes discours sur “la stabilité”, “les réformes en cours”, “l’écoute des citoyens”. Pendant ce temps, le pays réel, lui, change à une vitesse vertigineuse : les jeunes s’informent sur TikTok, débattent sur Reddit, s’indignent sur Instagram, et construisent leurs propres récits, indépendamment des canaux officiels.

Le “moment Kodak” du Maroc, c’est cette incapacité du politique à lire la nouvelle image du pays. Comme Kodak, il possède encore ses structures, ses cadres, ses appareils, mais il a perdu le film, c’est-à-dire la capacité à capter la lumière du réel. La politique marocaine continue de parler à une société qui n’existe plus. Elle s’adresse à un peuple abstrait, à une jeunesse qu’elle décrit mais ne comprend pas, à des citoyens qu’elle veut encadrer au lieu de convaincre.

Le mouvement GenZ212 l’a montré de manière éclatante :

Un appel lancé sur les réseaux a mobilisé des milliers de jeunes sans parti, sans encadrement, sans idéologie structurée, mais avec une conscience aiguë d’injustice. Ce fut un choc pour l’appareil politique, habitué à contrôler le tempo. Or, comme Kodak, les acteurs traditionnels ont réagi avec déni : minimiser, réprimer, commenter, sans jamais regarder en face la nouveauté du phénomène.

Le danger du “moment Kodak” n’est pas dans l’effondrement immédiat : il réside dans la lente érosion du sens. La confiance disparaît, les institutions se vident de leur légitimité, la représentation devient décorative. Le politique continue d’imprimer des promesses dans un monde numérique, croyant que la pellicule de la légitimité ne se périmera jamais. Mais elle est déjà effacée.

Le Maroc traverse une mutation silencieuse : démographique, culturelle, technologique, morale.

Le pouvoir (gouvernement), s’il ne veut pas finir comme Kodak, doit accepter de se réinventer, de numériser sa relation au peuple, non pas au sens technologique, mais au sens existentiel. Il doit cesser de gérer et commencer à écouter, cesser de communiquer et recommencer à comprendre. Kodak n’a pas échoué faute de moyens, mais faute de courage. Le Maroc politique n’en manque pas non plus, mais il manque d’imagination. Or, l’histoire est cruelle avec ceux qui ne savent pas se transformer : elle les archive. Et le peuple, lui, n’attend pas, il capture déjà d’autres images.

PAR RACHID BOUFOUS/FACEBOOK.COM


Mardi 7 Octobre 2025