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Le paradoxe marocain : quand l'économie informelle grandit mais s'appauvrit

L'émergence d'un paradoxe économique contemporain




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Par Hicham EL AADNANI Consultant en intelligence stratégique

Le paradoxe marocain : quand l'économie informelle grandit mais s'appauvrit
Dix ans après l'enquête de référence de 2014, l'enquête menée par le Haut Commissariat au Plan entre 2023 et 2024 dévoile un paradoxe économique saisissant : alors que le secteur informel marocain connaît une expansion quantitative remarquable - passant de 1,67 à 2,03 millions d'unités de production - sa contribution relative à l'économie nationale s'amenuise progressivement. Cette contradiction fondamentale entre croissance absolue et déclin relatif constitue le fil rouge d'une transformation structurelle qui redéfinit les contours de l'économie marocaine.

La pertinence temporelle de cette enquête ne saurait être sous-estimée. Réalisée dans un contexte postpandémique où les vulnérabilités économiques ont été exacerbées, elle capture une économie informelle à la croisée des chemins : entre adaptation résiliente aux chocs externes et marginalisation croissante face à la modernisation économique formelle. Cette tension temporelle confère aux résultats une acuité particulière, révélant non seulement l'état présent du secteur, mais également les trajectoires possibles de son évolution.

Le grand paradoxe : croissance invisible et déclin relatif
L'économie du visible et de l'invisible révèle la métamorphose structurelle du secteur informel, qui illustre une contradiction fascinante entre visibilité sociale croissante et invisibilité statistique persistante. Avec 77,3% des unités désormais localisées en milieu urbain, l'informalité s'urbanise et se densifie, devenant partie intégrante du paysage économique des grandes métropoles. Cette présence physique accrue contraste paradoxalement avec son déclin dans les agrégats macro-économiques : sa part dans la production nationale hors agriculture chute de 15% à 10,9%, tandis que sa contribution à la valeur ajoutée nationale régresse de 16,6% à 13,6%.

Cette divergence révèle les limites conceptuelles des approches traditionnelles de mesure économique. Le secteur informel devient simultanément plus présent dans l'espace urbain et moins significatif dans les comptes nationaux, illustrant une forme de "croissance appauvrissante" où expansion quantitative rime avec dilution qualitative de la valeur créée.

La tertiarisation paradoxale manifeste un second phénomène structurel remarquable. L'évolution sectorielle du secteur informel révèle une sophistication et une précarisation simultanées. La progression des services (de 18,6% à 24% de la production informelle) et le maintien du BTP (18,4%) témoignent d'une sophistication apparente des activités. Cette tertiarisation suggère une adaptation aux mutations de la demande urbaine et une montée en gamme des prestations proposées.

Pourtant, cette sophistication sectorielle coexiste avec une précarisation infrastructurelle persistante. Si 94% des unités disposant d'un local professionnel accèdent à l'électricité, les taux d'accès à l'eau potable (46%), à l'assainissement (43%) et à Internet (41%) révèlent un déficit structurel qui entrave la réalisation du potentiel productif. Plus révélateur encore : 55,3% des unités n'ont aucun local professionnel fixe, proportion qui atteint 90,2% dans le BTP.

Cette coexistence entre modernisation sectorielle et archaïsme infrastructurel illustre une forme de "développement dissocié" où les activités évoluent sans que les conditions matérielles de leur exercice ne suivent cette transformation.

L'anatomie sociologique de l'exclusion
Le recul féminin constitue un révélateur de tensions structurelles. La marginalisation croissante des femmes dans la direction des unités informelles - leur part régressant de 8,8% à 7,6% - constitue un analyseur privilégié des tensions sociétales contemporaines. Cette évolution régressive intervient paradoxalement dans un contexte de transformations sociales supposées favorables à l'émancipation féminine, révélant la persistance de mécanismes d'exclusion profonds.
L'analyse sectorielle nuance toutefois ce diagnostic : les femmes maintiennent une "présence significative relative dans l'industrie" (20,9% en 2023 contre 22,3% en 2014), suggérant une concentration dans certains créneaux spécialisés malgré la tendance générale au recul. Cette segmentation genrée révèle des stratégies d'adaptation différenciées face aux contraintes structurelles.

Les motivations d'accès à l'informalité éclairent ces mécanismes : 71,9% des femmes y accèdent par nécessité économique contre 65,1% des hommes. Plus significatif encore, 30% des femmes déclarent éprouver des difficultés à concilier obligations professionnelles et familiales, contre seulement 8,1% des hommes. Ces chiffres révèlent une "pénalité maternelle" informelle qui reproduit, dans l'économie parallèle, les inégalités observées dans l'économie formelle.

La transformation générationnelle et éducative témoigne d'une évolution démographique remarquable. L'évolution du profil des dirigeants d'unités informelles témoigne d'une transformation générationnelle significative. L'âge moyen passe de 42,5 à 45 ans, tandis que le niveau d'instruction s'améliore substantiellement : la part des dirigeants sans niveau scolaire chute de 34,3% à 18,6%, tandis que celle des diplômés du secondaire progresse de 28,8% à 40,5%.

Cette élévation du capital humain dans le secteur informel pose des questions fondamentales sur l'adéquation entre formation et débouchés dans l'économie formelle. Elle suggère que l'informalité ne constitue plus seulement un refuge pour les populations les moins qualifiées, mais également un espace d'absorption d'une main-d'œuvre éduquée que l'économie formelle peine à intégrer.

La révolution silencieuse des échanges intersectoriels
L'intégration paradoxale dans les chaînes de valeur constitue l'une des transformations les plus significatives révélées par l'enquête. L'évolution des relations entre secteurs formel et informel manifeste une mutation profonde. La diminution de l'auto-approvisionnement du secteur informel - de 70,9% à 57% - parallèlement à l'augmentation des achats au secteur formel - de 18,2% à 33,7% - témoigne d'une intégration croissante dans les chaînes de valeur nationales.

Cette transformation relationnelle révèle une modernisation progressive du secteur informel, qui évolue vers une spécialisation accrue et une dépendance grandissante vis-à-vis des circuits formels d'approvisionnement. Paradoxalement, cette intégration économique ne s'accompagne pas d'une formalisation administrative correspondante : seuls 14,2% des UPI sont inscrites à la taxe professionnelle, 9,8% affiliées à la CNSS, et 1,7% bénéficient du statut d'auto-entrepreneur.

Cette dissociation entre intégration économique et formalisation statutaire crée des situations hybrides où l'informalité juridique coexiste avec une interdépendance économique croissante, remettant en question les frontières traditionnelles entre secteurs formel et informel.

L'économie politique du financement : autarcie et exclusion
Le cercle vicieux de l'exclusion financière révèle une problématique structurelle majeure. L'autofinancement quasi exclusif du secteur informel - 72,2% des créations d'UPI et 91% du fonctionnement quotidien - révèle une économie en circuit fermé, symptomatique d'une exclusion systémique des mécanismes financiers formels.

Cette autarcie, loin d'être un choix stratégique, traduit l'inadéquation structurelle entre l'offre financière traditionnelle et les besoins spécifiques des entrepreneurs informels.

L'analyse des raisons de non-recours au crédit bancaire éclaire les ressorts de cette exclusion : si 56,6% des chefs d'UPI invoquent un refus volontaire d'endettement, 20% pointent des garanties trop élevées et 2,6% un statut juridique inadapté. Le fait que seulement 2,1% disposent d'un compte bancaire dédié à l'activité illustre l'ampleur de cette déconnexion financière.
Cette exclusion perpétue un cercle vicieux : sans accès au crédit formel, les UPI peinent à investir et à croître, limitant leur productivité et renforçant leur marginalisation économique.

Les inégalités productives : révélatrices de potentiels différenciés
La polarisation interne du secteur révèle une hétérogénéité structurelle considérable. La concentration de 65,4% de la valeur ajoutée totale dans les 20% d'UPI les plus productives révèle une hétérogénéité interne considérable. Cette polarisation interroge sur l'existence de segments distincts au sein de l'informalité : d'un côté, des unités de subsistance à faible productivité, de l'autre, des entreprises quasi-formelles générant une valeur ajoutée substantielle.

Les variations sectorielles de productivité sont particulièrement révélatrices : 75 707 DH par actif dans l'industrie contre 48 368 DH dans le commerce et 48 727 DH dans les services. Ces écarts illustrent les potentiels différenciés de développement selon les branches d'activité et suggèrent la nécessité d'approches sectorielles différenciées dans les politiques d'accompagnement.

Vers une refondation des politiques publiques
Le bilan mitigé du statut d’auto-entrepreneur constitue un indicateur révélateur des limites des politiques actuelles. Le recours dérisoire au statut d'auto-entrepreneur - 1,7% des UPI seulement - constitue un échec patent des politiques de formalisation. Cet instrument, conçu pour faciliter la transition vers l'économie formelle, ne répond manifestement pas aux besoins et contraintes spécifiques du secteur informel. Cette situation impose une refonte complète des mécanismes d'incitation à la formalisation.

L'accompagnement différencié pourrait s'inspirer du modèle des coopératives féminines dans l'artisanat, qui combinent formation technique, accompagnement commercial et services sociaux (garde d'enfants, horaires flexibles). Transposé au secteur informel, ce modèle intégrerait conseil juridique, formation comptable simplifiée, et surtout, services de conciliation vie professionnelle-familiale pour les femmes entrepreneures.

La microfinance adaptée représente un levier d'intervention essentiel. Au-delà du microcrédit traditionnel, elle pourrait inclure des instruments innovants : prêts à garantie solidaire entre entrepreneurs d'un même quartier, financements basés sur les flux de trésorerie plutôt que sur les garanties traditionnelles, et surtout, éducation financière couplée à un accompagnement comptable simplifié. L'objectif serait de créer un écosystème financier parallèle, adapté aux spécificités des circuits économiques informels.

Une révolution fiscale s'impose également. La politique fiscale doit évoluer d'une logique de prélèvement vers une logique d'incitation. Du prélèvement à l'incitation, cela implique l'instauration d'un seuil d'exemption rehaussé, d'une progressivité adaptée aux revenus réels, et surtout, d'une période de grâce fiscale de trois ans pour les nouvelles formalisations, accompagnée d'un service public d'accompagnement comptable.

L'informalité comme laboratoire du futur économique
L'enquête 2023-2024 révèle un secteur informel en transition, pris entre logiques d'adaptation et contraintes structurelles persistantes. Loin d'être un résidu archaïque appelé à disparaître, l'informalité marocaine constitue un laboratoire d'innovation économique et sociale qui anticipe certaines mutations du travail contemporain : flexibilité, proximité, économie de services, circuits courts.

La réponse politique à ce défi nécessite un changement paradigmatique : passer d'une approche répressive ou paternaliste à une logique d'accompagnement et de co-construction. Il s'agit moins d'éradiquer l'informalité que de l'accompagner vers des formes d'organisation plus productives et équitables, tout en préservant sa capacité d'innovation et d'adaptation.

L'enjeu ultime transcende la seule formalisation : il s'agit de construire un modèle de développement inclusif capable de transformer la créativité informelle en dynamique formelle de croissance, tout en préservant les mécanismes de solidarité et de résilience qui font la force de ce secteur. Dans le sillage du Nouveau Modèle de Développement impulsé par Sa Majesté le Roi, cette transformation représente une opportunité majeure pour le Maroc de réinventer ses modèles de développement et de relever les défis de l’emploi et de l’inclusion économique.

 


Mercredi 28 Mai 2025