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Le silence des mains


Dans une société où les métiers de la main restent invisibles et l’effort trop souvent ignoré, Adnan Debbarh signe un texte poignant sur le mépris structurel du travail réel. À contre-courant des récits dominants, Le silence des mains rend hommage aux travailleurs silencieux, ces bâtisseurs du quotidien que le système oublie mais dont dépend la cohésion du pays. Un plaidoyer fort pour une reconnaissance méritée.



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Par Adnan Debbarh

Le silence des mains

Il y a dans ce pays une étrange inversion des valeurs. Plus on travaille, moins on compte. Plus on fait d’efforts, moins on est reconnu. Ceux qui tiennent le pays à bout de bras sont souvent ceux qu’on regarde à peine.                                                                                      

Le Maroc ne manque pas de mains laborieuses ni de détermination.

Il manque de reconnaissance authentique, de cette reconnaissance qui ne se contente pas de slogans télévisés, mais qui se manifeste dans l’économie réelle et l’imaginaire collectif.

Celle qui affirme qu’en dépit des difficultés, ton travail a un sens et ton effort mérite une place légitime.
 

Pourtant, la réalité montre une autre face.


Un pays où le fonctionnaire gagne en moyenne plus de dix mille dirhams par mois, alors que l’initiative privée peine à dépasser les quatre mille.


Où la sécurité de l’emploi se trouve davantage dans l’État que dans toute autre entreprise.

 

L’État, garant d’un salaire stable et d’un statut sécurisé, illustre un paradoxe cuisant : la préférence systématique pour la garantie sur l’innovation, pour la confiance placée dans l’immobilisme plutôt que dans le risque créateur.
 

Cette situation n’est pas un hasard. C’est le résultat d’un contrat social biaisé, d’un modèle de réussite fondé sur la rente, l’appartenance, la proximité du pouvoir, jamais sur le mérite, l’effort ou le travail bien fait.
 

On ne peut pas demander à une jeunesse de croire au travail quand elle voit chaque jour que le piston vaut plus que l’excellence, que le silence paie plus que la compétence et que le système protège plus facilement l’emploi que l’initiative.
 

Chaque aube est marquée par le labeur silencieux de milliers de Marocains, dans des ateliers, sur des chantiers, dans des services informels, dont l’effort est le socle de la nation, mais dont la dignité est trop souvent oubliée. Ils demandent du respect, un horizon, un minimum d’équité. Ils demandent que leur fatigue ait un sens et que leur sueur ne soit pas un détour inutile.
 

Leur travail ne devrait pas être un indicateur de servitude, mais bien le ciment d’un pacte juste entre l’individu et la société.
 

Mais notre société, au lieu de s’appuyer sur eux, les décourage. Elle glorifie les métiers de bureau et méprise ceux de la main. Elle entretient l’illusion que la réussite passe par le bon concours, le bon contact, ou la bonne posture. Elle laisse croire que l’effort est une qualité secondaire, une option morale pour naïfs tenaces.
 

Et pourtant, il y a encore ceux qui tiennent. Qui croient qu’un travail bien fait a un sens. Qu’on ne triche pas avec le métier. Qu’on ne ruse pas avec la tâche. Mais ces gens-là, on ne les voit plus. Ils ne font pas de bruit, ne demandent rien. Ils avancent à l’ombre. Et l’ombre, trop souvent, devient oubli.
 

Le véritable drame réside non dans la pénibilité du labeur, mais dans son déni systématique.

Lorsque l’effort, pilier de l’existence, devient synonyme d’inutilité ou de précarité, c’est l’ensemble du lien social qui se fissure.


La reconnaissance ne peut être que le reflet d’une justice véritable où chacun, quel que soit son métier, est valorisé pour la contribution réelle qu’il apporte.
 

Dans notre société, on parle peu de la souffrance des travailleurs. Pas celle des statistiques, mais celle du quotidien : la fatigue non dite, les salaires qui ne suivent pas, les contrats flous, les promotions qui n’arrivent jamais. Et cette douleur plus insidieuse : celle de ne pas être vu. De ne pas compter. D’être remplaçable.
 

Le drame, ce n’est pas le travail dur. C’est le travail inutile, nié, dégradé. Celui qu’on fait sans y croire. Celui qui, jour après jour, creuse en vous le sentiment que tout cela ne vaut rien.
 

Une société juste, ce n’est pas celle où tout le monde réussit. C’est celle où celui qui fait l’effort a une place. Où l’on sait distinguer l’opportuniste de l’engagé, le fainéant du persévérant. Où l’on dit merci à celui qui construit, qui répare, qui enseigne, qui soigne, qui transporte. Où l’on cesse de mépriser ce qui ne brille pas.
 

Le mépris de l’effort n’est pas seulement une faute morale : c’est une impasse économique. Quand l’initiative est découragée, que le risque est puni et que le travail est invisible, c’est toute la dynamique productive du pays qui s’érode. Et l’on s’étonne, ensuite, que l’investissement tarde, que les talents fuient, que l’industrie patine.
 

On parle souvent d’un “modèle de développement”. Mais aucun modèle ne tiendra si la valeur travail n’y est pas centrale. Non pas comme un mot dans un rapport. Mais comme un principe vivant : chaque individu a droit à la dignité et le travail en est l’un des chemins.
 

Ce ne sera pas une réforme. Ce sera un sursaut.
 

Cela suppose que l’État cesse d’être le refuge exclusif des ambitions sécurisées.

Qu’il valorise le travail productif autant que le service administratif.

Qu’il cesse de payer mieux l’immobilité que le risque.
 

Cela suppose que les élites économiques et politiques reconnaissent publiquement la valeur de l’effort ordinaire, qu’elles cessent de célébrer la rente et le réseau, et qu’elles ouvrent les portes de la réussite à ceux qui s’engagent vraiment.
 

Cela suppose aussi, tout simplement, que nous arrêtions de détourner le regard.

Que nous regardions en face cette injustice tranquille qui consiste à mépriser ceux qui tiennent debout sans bruit.
 

Car le travail n’est pas seulement une fonction. C’est un acte d’existence.

C’est ce par quoi un être humain s’inscrit dans le monde, se rend utile, se relie aux autres.

Le nier, c’est briser le lien qui nous unit.
 

Il ne s’agit pas de moraliser la pauvreté ni de sacraliser la pénibilité.


Il s’agit de dire que dans un pays où le travail ne vaut rien, tout le reste finit par vaciller.

Et qu’une société qui oublie cela peut accumuler les slogans, les plans, les conférences : elle restera fragile.
 

Le Maroc ne manque ni d’intelligence, ni de courage. Il manque d’un cap clair, où le mérite serait reconnu, l’effort récompensé et le travail dignifié.
 

Ce n’est pas une utopie. C’est une nécessité. Et peut-être le dernier mot d’un espoir qu’il ne faut pas laisser mourir.
 

Dans d’autres cultures, comme au Japon, on parle d’Ikigai : cette raison d’être, modeste ou grande, qui relie le travail, l’utilité sociale et le sens personnel. Ce n’est pas un luxe spirituel. C’est peut-être la clef d’une société plus équilibrée, où l’effort ne serait plus un fardeau, mais une voie vers la dignité.

Rédigé par  Adnan Debbarh sur Quid



Vendredi 30 Mai 2025