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Lecture critique du livre "Impuissance acquise" de Adnane Benchakroun


Rédigé par La rédaction le Mercredi 24 Décembre 2025



Quand le renoncement devient une langue maternelle

Lecture critique du livre "Impuissance acquise" de Adnane Benchakroun
Il existe des livres qui cherchent à convaincre, d’autres à rassurer, et quelques-uns, plus rares, qui déplacent silencieusement le lecteur. Impuissance acquise — Quand on apprend à renoncer sans s’en rendre compte appartient à cette dernière catégorie. À la lecture, on ne se sent ni sommé de changer, ni somptueusement consolé. On se sent, plus simplement — et plus profondément — regardé.

Adnane Benchakroun n’écrit pas un traité de psychologie, encore moins un manuel de développement personnel. Il signe un essai de maturité, au sens plein du terme : un texte où l’expérience de vie, l’observation sociale et la rigueur conceptuelle s’entrelacent sans jamais se parasiter. Le cœur du livre tient dans une idée redoutablement simple : beaucoup d’individus ne renoncent pas parce qu’ils sont incapables, mais parce qu’ils ont appris, au fil des épreuves, que tenter n’avait plus de sens.

Ce qui frappe d’emblée, c’est le ton. Benchakroun écrit comme on parle après avoir longtemps observé. Il n’y a ni posture professorale ni lyrisme excessif. L’écriture est tendue, précise, presque retenue. Chaque phrase semble pesée, non pour briller, mais pour éviter l’injustice d’un mot de trop. Cette retenue donne au propos une autorité singulière : celle de quelqu’un qui ne cherche pas à convaincre, mais à nommer.

Le concept d’impuissance acquise, bien connu des psychologues, est ici débarrassé de son enveloppe académique pour devenir une expérience existentielle. Le livre montre comment, à force d’échecs répétés, de pressions sociales, de regards jugeants et de comparaisons silencieuses, l’esprit humain apprend à se retirer. Non pas brutalement, mais par ajustements successifs. Moins d’attentes. Moins d’exposition. Moins de désir formulé. Jusqu’à ce que le renoncement paraisse raisonnable.

L’une des grandes réussites de l’ouvrage tient à ce renversement : l’impuissance n’est jamais présentée comme une faiblesse morale. Elle apparaît comme une stratégie de survie devenue obsolète. Ce déplacement est décisif. Il libère le lecteur de la culpabilité tout en le rendant responsable de ce qu’il fait, désormais, de cette lucidité.

Les chapitres centraux, consacrés aux dégâts silencieux de l’impuissance — tristesse plate, anxiété diffuse, retrait comportemental, isolement — sont sans doute les plus marquants. Benchakroun y excelle dans l’art délicat de décrire sans pathologiser. On reconnaît des états, des gestes, des phrases intérieures. On ne se sent jamais diagnostiqué, mais compris.

Autre force du livre : son ancrage implicite dans le réel marocain et, plus largement, dans les sociétés post-modernes sous tension. Sans jamais tomber dans le sociologisme appuyé, l’auteur laisse affleurer les thèmes de la réussite scolaire comme injonction sociale, de la honte silencieuse, de la fatigue générationnelle. Ce qui est décrit dépasse largement un contexte local. Le livre parle à toute société où l’individu est sommé de réussir sans droit à l’erreur.

La dernière partie, consacrée à la reprise de prise et à la résilience, évite soigneusement les pièges habituels. Pas d’appel héroïque, pas de promesse de transformation radicale. Benchakroun parle de continuité, de gestes modestes, de présence retrouvée. Il rappelle une vérité rare dans l’édition contemporaine : le contraire de l’impuissance n’est pas la performance, mais la présence.

On referme Impuissance acquise avec une sensation étrange et précieuse. Rien n’a été « réglé ». Mais quelque chose ne peut plus être ignoré. Le livre agit comme un miroir calme, exigeant, qui oblige à distinguer ce qui relève des contraintes réelles de ce qui relève d’un renoncement appris.

C’est un livre qui ne crie pas.
Et c’est précisément pour cela qu’il reste.





Mercredi 24 Décembre 2025