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Les nouveaux Awbach : miroir brisé du Maroc contemporain


Par Rachid Boufous

On croyait le mot « Awbach » enfoui dans les archives de la peur collective, relégué aux marges honteuses de l’histoire urbaine du Maroc. Ce terme appartenait à une époque que l’on pensait révolue, celle des années 1970 et 1980, quand les bidonvilles ceinturaient nos métropoles, quand les journaux s’emplissaient de récits de bagarres, de descentes nocturnes, de vitrines fracassées, quand les faubourgs abandonnés produisaient leur propre langue : celle de la violence brute. Et pourtant, voici que ce mot revient, brutalement, dans le vocabulaire courant. Le retour des Awbach n’est plus une métaphore, c’est une réalité visible, une réalité qui s’impose à nous avec fracas.



Les images de ces deux derniers jours en disent long :

Rachid BOUFOUS
Rachid BOUFOUS
Des quartiers entiers livrés à la colère aveugle. Les Awbach sont de retour, mais ce ne sont plus exactement les mêmes... Les sociologues parleront de « reproduction sociale », de continuité des fractures, de cycles de marginalité. Les journalistes diront : « les nouveaux Awbach ». Car oui, ce sont bien de nouveaux visages, de nouveaux corps, mais porteurs des mêmes blessures anciennes. Comme si la société marocaine, incapable de résoudre ses failles, condamnait ses propres enfants à rejouer indéfiniment le même drame, génération après génération.

Le problème n’a jamais été effacé, seulement déplacé, invisibilisé, maquillé, puis redécouvert brutalement chaque fois que la colère déborde... Pour comprendre ce retour, il faut se souvenir des origines. Le mot est né dans un contexte particulier, celui d’un Maroc qui s’urbanisait à marche forcée, sous la pression d’un exode rural massif. Des milliers de familles quittaient leurs villages pour s’entasser dans les faubourgs de Casablanca, de Rabat, de Fès ou de Tanger. Elles fuyaient la misère, la sécheresse, le manque de travail, mais trouvaient dans les villes une autre misère, plus brutale encore : l’absence de logements décents, l’absence d’écoles, l’absence d’infrastructures, l’absence d’horizon.

On construisait des quartiers précaires, des lotissements sans âme, sans culture, sans sport, sans avenir. On empilait des vies, comme on empile des briques, en espérant que le béton suffirait à fabriquer du lien social. Mais le béton, seul, ne produit rien d’autre que de la pierre. Alors les jeunes, livrés à eux-mêmes, ont inventé leur propre identité dans la bande, et leur propre langage dans la violence. L’État, face à ce phénomène, choisit la méthode forte. Rafles, descentes nocturnes, arrestations préventives.

On ne voulait pas comprendre, on voulait éteindre le feu. Mais on n’a fait que recouvrir la braise, qui couvait encore sous la cendre. Le mot a disparu, peu à peu, du vocabulaire officiel. Les journaux n’en parlaient plus. On a cru que le problème était réglé. Mais ce n’était qu’un oubli volontaire. Le phénomène, lui, était resté là, tapi dans l’ombre, attendant son heure pour resurgir. Et nous y sommes. Les mêmes causes produisent les mêmes effets...

Une école publique à bout de souffle, incapable de jouer son rôle d’ascenseur social.

Des quartiers périphériques abandonnés, transformés en dépotoirs sociaux. Un chômage massif des jeunes, qui se transforment en NEET, sans école, sans emploi, sans formation. Une colère accumulée depuis des décennies, qui finit par exploser. Les « nouveaux Awbach » sont les enfants de cet échec. Ils n’ont pas choisi la violence par goût du désordre, mais parce que rien ne leur a été donné d’autre. Ils crient leur exclusion dans le vacarme des vitres brisées. Ils disent « nous existons » dans le langage de la casse. Mais confondre cette réalité avec une autre serait une erreur tragique.

Car en même temps que surgissent ces nouveaux Awbach, une autre jeunesse occupe l’espace public, une jeunesse radicalement différente : celle du mouvement GenZ212. Ce mouvement est né sur les réseaux sociaux, porté par une génération instruite, connectée, consciente, qui refuse le silence. Ses slogans ne sont pas des insultes, mais des revendications claires et universelles : dignité, éducation, santé, travail. GenZ212 ne casse pas, il construit par la parole. Il ne détruit pas, il exige des droits fondamentaux.

C’est une jeunesse qui descend dans la rue, non pas pour brûler, mais pour dire : « nous voulons un avenir ». Assimiler ces jeunes aux nouveaux Awbach serait une faute politique majeure. Et pourtant, dans la panique sécuritaire, tout se mélange. Un abribus en feu et une pancarte pacifique deviennent, aux yeux de certains, le même danger. Mais l’histoire nous a déjà appris que ce mélange est suicidaire.

Punir les casseurs est nécessaire.

Les sanctionner fermement est une condition de la paix publique. Mais mépriser ou réprimer les jeunes pacifiques, les assimiler à des délinquants, c’est scier la branche sur laquelle repose l’avenir du pays. Le Maroc est aujourd’hui face à un dilemme historique. Soit il répète les erreurs du passé, confond tout, met tout dans le même sac, et condamne son avenir à tourner en rond dans le cercle vicieux des révoltes et des répressions.

Soit il distingue, sépare, comprend que la violence et la contestation pacifique ne sont pas les deux faces d’une même pièce, mais deux phénomènes radicalement différents. Alors seulement il pourra transformer la crise en opportunité. L’urgence est là. Pas demain, pas dans six mois, pas dans un an. Maintenant. Ouvrir des canaux de dialogue réels, sincères, institutionnels avec cette jeunesse qui s’exprime pacifiquement. Lancer des programmes d’urgence pour redonner souffle à l’école publique, à l’hôpital public, aux quartiers abandonnés. Montrer que l’État sait être fort quand il s’agit de protéger, mais aussi juste quand il s’agit de réformer.

C’est dans cette capacité à conjuguer fermeté et ouverture que réside la clé.

La fermeté sans dialogue mène à l’impasse. Le dialogue sans fermeté mène au chaos. Mais l’équilibre entre les deux peut être le point de départ d’un Maroc nouveau. Un outil existe déjà pour institutionnaliser ce dialogue : le Conseil consultatif de la jeunesse et de l’avenir. Inscrit dans la Constitution de 2011, il dort depuis des années. L’activer, c’est offrir à cette génération un cadre légitime et durable d’expression, une passerelle entre les aspirations des jeunes et les institutions du pays.

Ne pas l’activer, c’est laisser le champ libre aux colères brutes et aux fractures sans fin. Les nouveaux Awbach ne sont pas seulement une menace pour l’ordre public. Ils sont aussi un miroir brisé tendu à notre société. Ils nous montrent ce que nous refusons de voir : les failles profondes de notre modèle de développement, les inégalités abyssales entre centres et périphéries, l’abandon des plus fragiles.

Ce miroir, nous pouvons choisir de le détourner, de faire semblant qu’il n’existe pas, de le casser encore une fois à coups de matraque. Mais nous pouvons aussi choisir de le regarder en face, et de comprendre qu’il nous renvoie l’image de notre propre échec collectif.

L’histoire d’un pays ne se mesure pas seulement à la beauté de ses infrastructures, ni au faste de ses grandes avenues.

Elle se mesure à la capacité de sa société à inclure ou à rejeter, à tendre la main ou à frapper, à construire des ponts ou à dresser des murs…
 
Les nouveaux Awbach sont la preuve que nous avons trop dressé de murs et pas assez construit de passerelles. La jeunesse de GenZ212 est la preuve que des ponts peuvent encore être bâtis, que l’espoir n’est pas perdu, que la parole peut remplacer la casse.
 
Le Maroc se trouve au carrefour. Soit il choisit la confusion, et il répétera les mêmes fractures indéfiniment. Soit il choisit la lucidité, et il distinguera enfin entre la violence destructrice et la contestation pacifique. Dans ce choix se joue l’avenir. Et cet avenir, nous ne pouvons plus nous permettre de le manquer.
 


Vendredi 3 Octobre 2025