Il faut commencer par reconnaître ce qui est juste :
Mais comme toute institution de benchmarking, la COFACE compare, modélise, projette. Elle écoute l’économie comme on écoute un instrument isolé dans un ensemble.
Or le Maroc n’est pas un métronome. C’est un orchestre polyrythmique.
Le défi n’est pas de faire battre un tempo unique, mais d’apprendre à orchestrer les vitesses, les héritages et les temporalités du pays.
La question n’est donc pas de contester le diagnostic, mais de l’élargir : et si la dualité marocaine n’était pas seulement une fracture, mais aussi une réserve d’énergie productive sous-exploitée ?
Le cadre classique éclaire, mais n’explique pas tout
Depuis Douglass North, nous savons que les institutions informelles structurent les coûts de transaction.
Au Maroc, c’est visible dans la persistance des accords verbaux dans certains commerces à Tanger ou dans certaines transactions dans le milieu rural, où la parole donnée reste une modalité économique.
Cela ne relève pas du folklore : c’est une structuration transactionnelle qui oriente les comportements.
Avec Avner Greif, les systèmes de croyances et de coopération deviennent lisibles.
On en voit une illustration dans le capital réputationnel des familles commerçantes de Fès ou de Salé, dont la crédibilité collective sert de garantie économique.
Avec Elinor Ostrom, la robustesse des gouvernances locales se révèle.
Les khettaras du Tafilalet, systèmes hydrauliques gérés collectivement depuis des siècles, montrent que la gestion communautaire peut être plus efficace que des dispositifs centralisés.
Avec Acemoglu, on comprend que les institutions ne produisent de la croissance que lorsqu’elles sont inclusives de facto, pas seulement sur le papier, un défi marocain permanent.
Avec Amartya Sen, le développement est capacité, autonomisation, horizon : ce que l’on retrouve dans les territoires qui ont construit leur propre dynamique en marge des politiques publiques.
Autrement dit : le Maroc ne peut pas être lu avec un seul cadre analytique, parce qu’il n’est pas un système homogène et aucune économie ne l’est réellement.
Cinq clés pour transformer la dualité en levier
La croissance à deux vitesses n’est pas seulement une fracture : c’est un différentiel de tension qui peut devenir moteur.
Les filières modernes (automobile, aéronautique, digital) peuvent devenir des plateformes de médiation vers les territoires périphériques : antennes de compétences, hubs satellites, circuits de formation circulants.
Des modèles existent : en Italie (Emilie-Romagne), en Espagne (Catalogne-Andalousie), en Corée. Le Maroc peut inventer le sien.
Les réactions territoriales aux chocs ne sont pas uniformes. Le Souss innove en irrigation, le Haouz développe des formes de résilience sociale, le Nord compense par la diversification productive, tandis que l’Oriental reste vulnérable.
Un portefeuille régional de résilience permettrait d’ajuster politiques et investissements à ces écologies différentes.
Tout ne va pas à la même vitesse :
- le climat impose l’urgence (sécheresse immédiate),
- la formation implique le temps long (10 à 15 ans),
- l’administration fonctionne selon la lenteur,
- le marché exige l’instantané.
Il ne s’agit pas d’un déficit d’efficacité, mais d’une asynchronie structurelle.
Plutôt qu’un “Office des Temporalités”, il serait judicieux de créer une Cellule de synchronisation stratégique chargée de coordonner les horizons temporels des politiques publiques.
C’est moins frappant mais plus réaliste et surtout acceptable institutionnellement.
4. Le capital relationnel invisible : l’actif que personne ne comptabilise
La confiance réduit les frictions transactionnelles, libérant ainsi de l’énergie cognitive et financière pour l’innovation.
On l’observe dans les circuits commerciaux du Souss, où des volumes conséquents sont échangés sur la base de la réputation, ou dans les réseaux soufis du Sud, où la fiabilité relationnelle facilite la circulation des biens et des informations.
Cette architecture invisible est un actif économique, qui mérite un Indicateur de Confiance Territoriale permettant d’identifier où l’accélération est viable et où la défiance entrave tout.
Un territoire où l’on se sent compté produit davantage qu’un territoire où l’on se sent laissé de côté. L’appartenance génère de la prévisibilité, donc un horizon d’investissement plus stable. Elle attire les compétences, retient les jeunes, nourrit l’engagement.
C’est ce que montrent les “récits territoriaux” du Pays Basque ou du Québec.
Au Maroc, cette dynamique est perceptible à Tétouan, à Ouarzazate ou à Laâyoune, où la confiance dans l’avenir territorial crée un effet d’entraînement.
D’où l’importance de programmes structurés de récit territorial, non pas comme communication, mais comme politique publique.
Réponse aux sceptiques : non, ce n’est pas du culturalisme
N’est-ce pas une manière de justifier les retards au nom de la spécificité ?”
La réponse tient en trois points :
Nous mobilisons North, Greif, Acemoglu, Ostrom : ce n’est pas de l’ethnographie, c’est de la théorie institutionnelle appliquée.
Une culture figée produit de la régression ; une culture mobilisée produit de l’innovation. Ce n’est pas la différence qui produit le retard, mais l’absence de médiation entre différence et politique économique.
Le Souss en est la preuve, le Rif aussi.
L’un mobilise ses héritages, l’autre reste en déperdition malgré les investissements massifs.
Les risques : les reconnaître pour les maîtriser.
Antidote : évaluer les normes locales selon leur performance économique.
Antidote : un État-coordinateur, garant des équilibres et du cadre normatif.
Antidote : gouvernance Ostrom-compatible : transparence, accountability, rotation des mandats dans les coopératives et instances territoriales.
Les premiers programmes de développement rural des années 1990 avaient échoué parce qu’ils avaient ignoré les structures sociales locales : absence de médiation, inertie, effets nuls. C’est précisément ce que l’on cherche à éviter.
Concluons par un appel à écrire enfin la partition.
Le Maroc ne gagnera pas sa bataille de productivité par homogénéisation.
Il la gagnera par ingénierie institutionnelle adaptative, par orchestration fine de ses vitesses et par activation intelligente de ses ressources visibles et invisibles.
Le rapport COFACE pointe les failles. Une lecture élargie révèle les leviers. C’est à leur articulation que se trouvent les points de croissance qui échappent encore au paradigme standard.
Le Maroc n’est pas un métronome. Il est un orchestre qu’il faut enfin diriger et dont il faut écrire la partition.
PAR ADNAN DEBBARH/QUID.MA
