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Maroc : la génération silencieuse des tab workers, ces jeunes qui gèrent leur business depuis leurs téléphones


Rédigé par Salma Chmanti Houari le Vendredi 14 Novembre 2025

Ils ne possèdent ni bureaux, ni locaux, ni équipes formelles. Parfois même, ils n’ont pas encore de diplôme, ni de vraie expérience professionnelle. Pourtant, ils génèrent un revenu réel, gèrent des clients, négocient des tarifs, gèrent des stocks, créent des stratégies marketing, exportent, importent, produisent du contenu, pilotent des mini-entreprises complètes… le tout depuis un seul objet : leur smartphone.
Au Maroc, cette jeunesse a désormais un nom : les tab workers.

Ce ne sont ni des freelances classiques, ni des entrepreneurs au sens traditionnel. Ce sont les enfants du digital pur, ceux pour qui l’économie tient dans la paume de la main, et pour qui le travail n’a plus besoin d’un espace physique. Leur lieu de production s’appelle : WhatsApp, Instagram, TikTok, Telegram, Shopify, Noon, Shein Marketplace, ou même Google Sheets. Leur bureau est une conversation. Leur stock, un réseau. Leur vitrine, une story.



Une génération née dans le cross-over entre débrouille et technologie

Maroc : la génération silencieuse des tab workers, ces jeunes qui gèrent leur business depuis leurs téléphones
Le phénomène n’est pas nouveau, mais il a explosé depuis 2022 avec la démocratisation des micro-boutiques en ligne et des modèles hybrides. Dans un pays où les jeunes cherchent des alternatives au CDI classique, le smartphone est devenu une arme économique.

On y trouve : des revendeurs de produits importés qui passent leurs commandes en direct depuis des groupes spécialisés, des créateurs de contenu qui monétisent leurs pages avant même d’atteindre 10 000 abonnés, des gestionnaires de micro-stocks à domicile pour des marques locales, des intermédiaires logistiques qui ne manipulent jamais le produit, des apprentis marketeurs qui créent des campagnes de pubs pour de petites marques, des dropshippers marocains 3.0 qui ne travaillent qu’en local.

Ce mode de travail s’est imposé sans bruit, sans structure visible, sans déclaration publique. Une économie parallèle mais pas illégale, flexible, en mouvement constant. Un business model mouvant, mais réel.

L’ère du « tout se fait par WhatsApp »

Le cœur de ce système, c’est WhatsApp. La plateforme est devenue un véritable écosystème économique : prise de commande, devis, SAV, fiches produits, vidéos, négociations, livraisons, paiements… Tout transite par là. Un simple statut WhatsApp peut générer des ventes. Une liste de diffusion peut remplacer une newsletter. Une story peut servir de catalogue.

Le tab worker n’a pas besoin de marketing traditionnel. Son système repose sur : la réactivité, le réseau, l’optimisation du temps, la rapidité d’exécution, la confiance symbolique, ce lien informel mais puissant qui valide l’achat.

C’est une économie humaine, fluide, basée sur la proximité et la discussion instantanée.

Une nouvelle forme d’ambition : être indépendant, même à 18 ans. Les tab workers n’attendent plus la carrière classique, étape par étape. Ils veulent gagner rapidement, expérimenter, tester, changer, recommencer. Ils veulent l’indépendance avant la stabilité. Ils veulent l’action avant le diplôme. Ce n’est pas un rejet de l’école; beaucoup poursuivent leurs études mais un refus d’attendre.

Le Maroc a longtemps connu l’ambition différée ; eux veulent une ambition immédiate. Et paradoxalement, ce modèle permet de développer de vraies compétences professionnelles : gestion client, organisation logistique, communication, création de contenu, négociation, service après-vente, CRM improvisé, suivi des stocks, comptabilité intuitive.

Le tab worker ne suit pas une formation : il apprend parce qu’il doit livrer.

L’impact sur l’économie : un secteur invisible mais massif.

Difficile de quantifier ce phénomène, car tout se passe en dehors des circuits traditionnels. Mais plusieurs signaux montrent une montée en puissance impressionnante : explosion des livraisons locales entre 2023 et 2025, multiplication des micro-entreprises non déclarées, hausse de l’importation informelle de petits colis, boom des services de coursiers indépendants, transformation des quartiers résidentiels en plateformes de micro-stockage, apparition de nouvelles boutiques hybrides mi-Instagram, mi-showroom.

Cette économie non visible alimente des milliers de foyers, crée de l’emploi indirect, stimule l’offre locale et transforme la consommation. Le vendeur n’est plus une enseigne, c’est une personne. Le commerce n’est plus un lieu, c’est une conversation.

Le risque numéro un : l’épuisement silencieux

Parce que tout passe par le téléphone, les frontières entre vie personnelle et vie professionnelle disparaissent. Les tab workers travaillent : tôt le matin, tard le soir, en pleine soirée entre amis, dans les transports, même en vacances. Le téléphone pousse à la disponibilité continue. La pression du « je te réponds tout de suite » crée une fatigue mentale peu visible mais réelle. Beaucoup se perdent dans le multitâche : conversations clients, créations de contenu, discussion avec les fournisseurs, suivi des colis, mise à jour des prix… tout dans un même écran, tout en parallèle.

Le cerveau ne se repose jamais. Un modèle appelé à devenir officiel ? Le Maroc observe ce phénomène. Des réflexions autour de la micro-entreprise, de la fiscalité simplifiée et du statut d’auto-entrepreneur nouvelle génération sont évoquées dans différents cercles économiques. Car cette jeunesse ne cherche pas à éviter le système : elle cherche un cadre qui correspond à sa réalité.

Les tab workers ne veulent pas être assimilés à l’informel, ils veulent exister officiellement, mais sans perdre la liberté qui fait la force de leur modèle.

Un futur où le travail se tient… dans la main

Ce phénomène n’est pas un effet de mode. C’est l’évolution logique d’une génération née dans l’hyper-connectivité, qui maîtrise le digital comme une langue maternelle. Des jeunes qui considèrent le téléphone comme un outil professionnel complet, pas comme un gadget. L’image classique du travail est en train de se transformer : Le bureau tient dans une poche. L’entreprise tient dans une conversation. La croissance tient dans une story.

Le Maroc n’assiste pas à une révolution bruyante, mais à une mutation silencieuse. Celle d’une génération qui travaille autrement, vit autrement, et invente une nouvelle économie : l’économie du pouce, l’économie du direct, l’économie du smartphone. Une économie agile, jeune, rapide, créative. La génération des tab workers ne fait pas que s’adapter au monde : elle est en train de le redessiner.




Vendredi 14 Novembre 2025