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Numérique et connectivité : Les EEP à l’épreuve du retard technologique


le Mercredi 16 Juillet 2025



Numérique et connectivité : Les EEP à l’épreuve du retard technologique
Alors que le Maroc ambitionne de devenir un hub digital régional, ses entreprises publiques accusent un retard préoccupant en matière de transformation numérique. Diagnostic d’un paradoxe stratégique.

Dans les discours officiels comme dans les stratégies nationales, le numérique est présenté comme un levier majeur de modernisation du pays, un catalyseur de croissance, d’inclusion et de transparence.

Le Maroc a multiplié les plans, notamment Maroc Digital 2020, Génération Digitale et la Stratégie nationale en intelligence artificielle, intégrée aujourd’hui à la feuille de route « Maroc Digital 2030 ». Il s’est également doté d’organismes dédiés, comme la Direction générale de l’économie numérique (DGEN) et l’Agence de développement du digital (ADD).

Pourtant, dans les faits, les entreprises et établissements publics (EEP) marocains affichent une lenteur criante dans leur transition digitale. La fracture numérique ne touche pas seulement les citoyens : elle traverse aussi l’appareil public. Et cela constitue un frein majeur à l’efficience de l’État actionnaire.

Un état des lieux préoccupant

De nombreuses études internes au ministère des Finances ou à l’’Agence nationale de gestion stratégique des participations de l’État (ANGSPE) convergent sur un constat alarmant, moins de 30 % des EEP disposent d’une stratégie digitale formalisée, tandis qu’à peine 15 % ont mis en place un véritable plan de cybersécurité.

De plus, la majorité des EEP peine encore à exploiter efficacement les données, qu’il s’agisse de big data, d’intelligence artificielle ou d’automatisation, alors que leurs systèmes d’information demeurent, pour beaucoup, vieillissants, fragmentés et dépourvus d’interopérabilité.

Par conséquent, cette situation pèse directement sur leur performance globale, fragilise la transparence des comptes, dégrade la qualité du service public et freine la capacité d’innovation. Elle expose également les EEP à des risques accrus : piratage, perte de données sensibles ou encore dépendance excessive à des prestataires externes difficilement contrôlables.

Pourquoi un tel retard ?

Plusieurs facteurs permettent d’expliquer ce retard dans la transformation numérique des EEP. Tout d’abord, un sous-investissement chronique dans les infrastructures IT limite leur capacité à moderniser leurs outils.

Ensuite, une gouvernance interne souvent peu sensible aux enjeux digitaux, en raison de profils vieillissants, d’une culture administrative rigide et de silos organisationnels, freine la circulation fluide de l’information.

Par ailleurs, l’absence de pression externe, liée aux situations de monopole ou de rente dont bénéficient certains EEP, réduit leur incitation à évoluer.

Enfin, il convient de souligner l’insuffisance de compétences numériques internes, tant au niveau stratégique (CIO, data officer) qu’opérationnel (développeurs, analystes, experts en cybersécurité), qui constitue un obstacle majeur à leur transformation digitale.

Le rôle attendu de l’ANGSPE

Dans cette perspective, l’ANGSPE est appelée à jouer un rôle moteur en intégrant la transformation numérique au cœur des contrats de performance des EEP. Ainsi, elle pourrait imposer l’utilisation de KPI digitaux clairs dans l’évaluation des directeurs généraux et rendre obligatoire l’élaboration, par chaque établissement, d’une feuille de route digitale triennale.

De plus, la mutualisation de certaines briques technologiques, telles que le cloud souverain ou les systèmes RH et comptables, pourrait être encouragée. Par ailleurs, l’Agence pourrait soutenir la création de laboratoires d’innovation, que ce soit au sein des EEP ou en partenariat avec des startups.

Enfin, comme pour les audits financiers, elle pourrait également exiger des audits digitaux annuels afin de détecter les points de blocage et d’identifier des pistes d’optimisation.

Quand le numérique devient levier de souveraineté

La numérisation des EEP n’est pas une affaire technique : c’est un enjeu de souveraineté économique, de compétitivité et de transparence. Sans maîtrise digitale, impossible de gérer des appels d’offres complexes, d’optimiser les investissements, de suivre en temps réel les performances ou de rendre compte aux citoyens.

Dans les secteurs sensibles tels que l’énergie, le transport, l’eau ou la santé, le numérique devient également un levier de sécurité nationale. Il offre la capacité d’anticiper les risques, d’optimiser les réseaux et de protéger les données stratégiques.

Ne pas s’y engager expose le pays à des vulnérabilités multiples, mettant en péril ses infrastructures critiques et sa résilience face aux défis contemporains.

Des pistes pour une accélération

Plusieurs mesures peuvent être envisagées pour accélérer la digitalisation des EEP. La création d’une task-force nationale dédiée, rattachée à l’ANGSPE, pourrait coordonner les efforts et garantir une gouvernance efficace. Un fonds d’investissement numérique public, spécifiquement destiné aux projets digitaux des EEP, permettrait de financer les initiatives stratégiques.

En parallèle, un programme de transformation numérique inter-EEP pourrait être lancé pour mutualiser les efforts et réduire les coûts. La définition d’un référentiel unique de maturité digitale, accompagné d’un dispositif d’accompagnement personnalisé, offrirait un cadre clair pour évaluer et piloter les progrès.

Enfin, valoriser les réussites internes, telles que celles de l’ONDA, de l’OCP ou de la CDG, créerait des effets d’entraînement et renforcerait la confiance dans la capacité des EEP à se moderniser.

​Sans digital, pas d’État performant

La modernisation de l’État marocain passera nécessairement par la modernisation numérique de ses entreprises publiques. Ce chantier, trop longtemps repoussé, doit devenir une priorité stratégique. Sans cela, les ambitions de souveraineté, d’industrialisation verte, de régionalisation avancée ou d’internationalisation risquent de rester lettre morte.

L’ANGSPE est appelée à jouer un rôle central dans cette réinvention digitale. Car à l’ère des données, un État actionnaire efficace est aussi un État technologique.




Mercredi 16 Juillet 2025