L'ODJ Média

PLF 2026 : le Maroc entre projets géants et doutes persistants


Avec le Projet de loi de finances 2026, le Maroc affiche des ambitions colossales. Mais derrière les chiffres spectaculaires de cette ambition Adnan Dabbarh s’interroge : l’État investit-il encore de manière efficace, capable de transformer chaque dirham en croissance réelle et en justice territoriale ? Et sans avoir l’air d’y toucher, répond.



Par Adnan Debbarh

PLF 2026 : le Maroc entre projets géants et doutes persistants
Souveraineté stratégique, réformes structurelles, justice territoriale : le Maroc, selon la lettre de cadrage du PLF 2026, s'apprête à franchir un nouveau cap. 

Les annonces de cette lettre, bien que pluriannuelles, sont impressionnantes par leur ampleur. Les enveloppes prévues : 160 milliards de dirhams pour renforcer la flotte de Royal Air Maroc, 96 milliards pour la LGV Kénitra-Marrakech et 25 milliards pour moderniser les aéroports, seront en effet réparties sur plusieurs exercices. Ces projets stratégiques témoignent d'une volonté de transformation sur le long terme, faisant de 2026 une étape charnière plutôt qu'une année exceptionnelle en volume d'investissements.

Ainsi, le total des investissements publics programmés pour 2026, environ 300 milliards de dirhams, qui intègre l'ensemble des chantiers sectoriels et territoriaux, ne doit pas être interprété comme une concentration immédiate des crédits alloués à ces grands projets structurants.

Depuis vingt ans, le Maroc a adopté une stratégie largement inspirée de la logique keynésienne : bâtir des infrastructures, investir dans les secteurs porteurs, soutenir la demande intérieure pour enclencher une dynamique de croissance. L’État s’est imposé comme l’acteur central et structurant ; ses investissements ont remodelé le pays, modernisé ses réseaux et donné une visibilité internationale rare en Afrique.

Il faut le reconnaître : sans cette impulsion décisive de l'État, nombre de ces projets d'envergure n’auraient jamais vu le jour.

Mais le keynésianisme n’est pas une formule magique. Il suppose un multiplicateur d’investissement élevé, une administration efficace, un secteur privé prêt à suivre, et des territoires capables d’absorber la transformation. Or, justement, ces conditions restent fragiles au Maroc. C’est là que le doute s’installe : la puissance d’investissement de l’État suffit-elle encore à enclencher la dynamique que l’on espère ?

Le multiplicateur d’investissement, notion chère aux économistes, mesure l’effet d’un dirham investi par l’État sur la richesse créée. Dans les économies avancées, il est souvent proche ou supérieur à 1 : un investissement public génère autant, voire plus, de croissance. Mais ce multiplicateur dépend de paramètres concrets. Le premier est l’efficacité administrative.

Or, nous savons que les lourdeurs bureaucratiques, les délais de déblocage des fonds, les procédures opaques grignotent l’efficacité des projets. Un deuxième paramètre est le contenu local des investissements. Si une part significative de l’investissement public se traduit par des importations (machines, expertise, matériaux), le multiplicateur s’évapore.

Enfin, il faut considérer la capacité d’absorption des territoires. Investir dans des régions qui manquent de routes, de main-d’œuvre qualifiée ou de services publics robustes revient souvent à bâtir des cathédrales dans le désert : des projets impressionnants, mais qui ne génèrent pas l’effet d’entraînement attendu. Or, c’est précisément sur ce dernier point que le défi est double. Non seulement les territoires doivent combler leurs retards structurels, mais ils doivent aussi se préparer aux transitions incontournables du XXIe siècle : l'écologie et le numérique.

La souveraineté énergétique évoquée par la note de cadrage doit s'incarner localement : dans la capacité à produire de l’énergie propre, à réduire la dépendance aux hydrocarbures importés, et à former des compétences vertes ancrées dans les bassins d'emploi. De même, la transformation numérique ne peut se limiter à des déclarations d’intentions : elle exige, dans chaque région, des infrastructures de données, une cybersécurité robuste, et surtout une éducation numérique accessible à tous.

Le risque est donc de creuser les fractures plutôt que de les résorber : si les grands investissements publics profitent d’abord aux territoires déjà les plus connectés et dotés, ils laisseront de côté les régions les moins préparées, incapables d'absorber cette modernité et d'en tirer profit. Ce diagnostic n’est pas qu’académique. Il éclaire une contradiction profonde : nous continuons à investir massivement sans toujours nous demander si notre modèle d’exécution est capable de transformer ces sommes en productivité réelle.

Le risque est connu, dans les pays émergents plus l’État emprunte pour financer ses projets, plus il capte l’épargne disponible et rend le crédit plus cher pour les entreprises. Les investisseurs privés hésitent alors à s’engager. Paul Krugman plaide pour des investissements publics massifs en période de stagnation, mais Robert Lucas rappelle que les anticipations des marchés finissent par peser lourdement.

Le Maroc navigue entre ces deux écoles, avec une dette qui approche 70 % du PIB et un déficit qu’on veut ramener à 3 % en 2026. La question n’est pas tant de savoir si nous pouvons emprunter, mais si chaque dirham investi produit un retour suffisant pour justifier ce pari. Car l’investissement public, seul, ne crée pas un tissu productif.

Nos chroniques passées l’ont montré : le tango entre État et secteur privé reste inachevé. Les grands groupes captent les marchés les plus sûrs, les PME peinent à émerger, et le capital privé marocain préfère souvent la rente au risque. L’État construit des infrastructures de classe mondiale, mais peine à attirer des investissements privés à la hauteur des ambitions. Les zones industrielles flambant neuves restent parfois sous-occupées, faute de stratégie intégrée reliant formation, innovation et financement.

C’est le paradoxe marocain : un volontarisme public impressionnant, mais une dynamique entrepreneuriale encore bridée.

La fiscalité ajoute une autre couche de complexité. Dans notre chronique sur le « malentendu fiscal », nous rappelions que la pression se concentre sur une minorité d’acteurs, tandis qu’une partie importante de l’économie reste informelle.

Résultat : un sentiment d’injustice, une faible élasticité de l’impôt, et une défiance qui freine l’investissement. L’équation budgétaire devient alors précaire : pour financer de nouveaux projets, l’État doit s’endetter davantage ou taxer les mêmes acteurs, sans pour autant élargir l’assiette. Cette fragilité fiscale rend plus urgente encore une réflexion sur la qualité et le ciblage des dépenses.

Alors, que faire ? Se contenter de critiquer le keynésianisme marocain serait injuste : sans ce volontarisme, le pays ne serait pas ce qu’il est aujourd’hui. Mais le Maroc est arrivé à un tournant. Le temps des « grands chantiers » doit céder la place à celui de l’efficacité. Investir oui, mais investir mieux.

La clé est dans la gouvernance : plus de transparence dans la sélection des projets, plus de clarté sur leurs objectifs, plus de reddition des comptes. Il faut aussi renforcer l’intégration nationale : exiger des investissements qu’ils soutiennent les filières locales, la sous-traitance marocaine, et qu’ils contribuent à l’industrialisation du pays.

Enfin, une vraie stratégie territoriale est indispensable. Tant que les territoires resteront inégaux en infrastructures et en compétences, le multiplicateur restera faible.

L’autre pivot est l’investissement privé. L’État peut tracer les grandes lignes, mais il ne peut pas, seul, porter la croissance. Il faut un environnement où le capital privé se sent en confiance, où les entrepreneurs peuvent prendre des risques sans être étouffés par les procédures ou la concurrence déloyale. C’est là que se joue la transformation du Maroc : dans notre capacité à créer un climat des affaires qui récompense le mérite, qui finance l’innovation, qui soutient les PME au lieu de les reléguer au second plan.

La souveraineté économique, dont parle la note de cadrage, ne se décrète pas : elle se construit dans cette alliance entre un État stratège et un secteur privé dynamique. Cette réflexion est éminemment politique, au sens noble. Elle ne vise pas seulement des équilibres macroéconomiques, mais la manière dont nous concevons notre contrat social.

Une économie qui investit massivement sans corriger ses fractures territoriales ni bâtir une fiscalité équitable risque de creuser les écarts et de fragiliser sa légitimité. Inversement, une économie qui transforme ses investissements en mobilité sociale, en opportunités concrètes pour ses citoyens, gagne en cohésion et en stabilité.

Le choix est donc clair : le Maroc doit passer d’un keynésianisme d’infrastructures à une stratégie de développement intégrée, où chaque dirham investi construit une confiance collective.

Au risque de se répéter, la lettre de cadrage du PLF 2026 affiche des ambitions inédites : souveraineté énergétique, transformation industrielle, justice sociale. Mais ces ambitions resteront des slogans si elles ne s’accompagnent pas d’une réforme profonde de la gouvernance de l’investissement public, d’un pacte fiscal rénové et d’un partenariat sincère avec le secteur privé.

La note de cadrage évoque une « mutation stratégique ». Pour qu’elle ait lieu, il faudra dépasser les réflexes d’accumulation de projets et adopter une culture du résultat.

Le Maroc a su investir à grande échelle. Il doit maintenant investir à bon escient. L'enjeu n'est plus le volume, mais l'efficacité : gouvernance irréprochable, contenu local réel et partenariat privé concret. Sans cela, les milliards ne seront que des chiffres.

Preuve est faite que nous pouvons bâtir. Démontrons maintenant que nous savons fructifier.



Jeudi 4 Septembre 2025