Débat des chroniqueurs de la Web Radio R212 sur le sujet
Le Maroc affiche une ambition claire : se hisser au rang des économies modernes et compétitives. Mais au-delà des discours, un récent rapport du Conseil Économique, Social et Environnemental (CESE) sonne comme un véritable signal d’alarme. Loin d’être un simple diagnostic, ce document révèle les fractures profondes qui menacent de bloquer la trajectoire du Royaume dans ce que la Banque mondiale nomme le « piège des pays à revenu intermédiaire ».
Ce rapport met en lumière les vérités contre-intuitives d’un système d’innovation à deux vitesses, où des lois ambitieuses restent inappliquées et des succès éclatants masquent des faiblesses structurelles. Il démontre que sans changements fondamentaux, l'aspiration du Maroc à un développement fondé sur la connaissance risque de rester lettre morte.
Cet article distille les quatre révélations les plus percutantes de ce rapport. Chacune d'elles expose un paradoxe qui explique pourquoi le Maroc peine à transformer son potentiel en prospérité durable et comment, sans une action décisive, le moteur de l'innovation pourrait caler définitivement.
1. Le grand écart : un financement de la recherche bien en deçà des ambitions
Le premier constat est sans appel : l'effort financier du Maroc en R&D n’est pas à la hauteur de ses aspirations. Selon le rapport, la dépense intérieure brute en R&D ne représentait que 0,75 % du PIB en 2016, une donnée déjà ancienne qui place le pays très loin de la moyenne mondiale (2,68 %) et de son propre objectif de 3 % d’ici 2030.
Plus préoccupant encore, ce financement est majoritairement public. Le secteur privé, moteur essentiel de l'innovation dans les économies avancées, ne contribue qu’à hauteur de 30 %.
Ce double déficit de financement – public et surtout privé – étrangle la capacité du pays à convertir la connaissance en richesse économique. Il s'agit de la pénurie de carburant qui empêche le Maroc d'échapper au piège du revenu intermédiaire. Cette situation limite drastiquement la transformation des découvertes en produits commercialisables, compromettant la montée en gamme de toute l'économie.
2. L'arbre qui cache la forêt : des réussites éclatantes qui masquent une faible culture d'innovation
Le Maroc n'est pas dépourvu de succès. Le rapport du CESE met en avant plusieurs success stories qui témoignent d’un potentiel indéniable, prouvant que l'excellence marocaine peut rivaliser au plus haut niveau.
• Pharmaceutique : Développement de kits de diagnostic pour la leucémie, d'antibiotiques innovants contre l'antibiorésistance et de médicaments génériques abordables pour l'hépatite C.
• Industries extractives : Valorisation de gisements de phosphates jusqu'alors inexploitables, transformation de rejets miniers en produits commercialisables et brevetage de batteries lithium-ion.
• Technologies de pointe : Conception et développement de drones à usage civil et militaire.
Cependant, ces réussites remarquables, véritables vitrines technologiques, contrastent violemment avec la réalité du tissu économique. En 2019, seules 6 % des entreprises marocaines menaient des activités de R&D. Plus récemment, en 2023, à peine 6,84 % des publications scientifiques marocaines impliquaient une collaboration avec une entreprise.
Ce paradoxe révèle un moteur de l'innovation puissant, mais qui n'est pas connecté au reste du véhicule économique. L'innovation d'élite existe, mais elle reste confinée à de grands groupes, tandis que les très petites, petites et moyennes entreprises (TPME) – « l’épine dorsale du tissu productif national » – sont complètement contournées. Sans irriguer cette base économique, les succès ponctuels ne peuvent engendrer une transformation systémique.
3. Le paradoxe juridique : des lois pour innover qui restent lettre morte
Un autre obstacle majeur est d'ordre juridique. Le Maroc s'est doté d'un arsenal législatif pour stimuler la recherche et sa valorisation, notamment la loi n° 01.00. Sur le papier, le cadre existe. Dans les faits, il est largement inopérant.
L'exemple le plus flagrant est celui de l'article 7 de cette loi. Promulguée il y a plus de vingt ans, cette disposition clé autorise les universités à créer des « sociétés filiales » pour commercialiser les fruits de leur recherche. À ce jour, elle n'a jamais pu être appliquée, faute de mesures procédurales.
Ce blocage juridique agit comme un frein à main qui reste serré, empêchant la création de ponts naturels entre la recherche publique et le marché, et étouffant l'émergence de startups universitaires. Ce goulot d'étranglement ne fait pas que freiner l'économie ; il décourage activement les talents les plus brillants, une réalité tragique soulignée par le Discours Royal de 2018 :
4. L'anomalie du brevet : champion du design, mais à la traîne sur la technologie
La quatrième révélation expose une surprenante anomalie dans le profil d'innovation du Maroc. Selon le Global Innovation Index 2024, le Royaume se classe au premier rang mondial pour le dépôt de dessins et modèles industriels. Cette performance témoigne d'une réelle créativité dans l'esthétique et la présentation des produits.
Pourtant, ce leadership masque une faiblesse criante dans l'innovation technologique profonde. En 2022, seules 37 demandes de brevet ont été déposées par des entreprises marocaines. Ce chiffre dérisoire, confirmé par une modeste 87ème place dans l'« atlas de la complexité économique » (2022), montre un retard critique dans la génération de propriété intellectuelle défendable.
Cette anomalie est un symptôme classique d'une économie peinant à échapper au piège du revenu intermédiaire. Elle révèle une orientation économique optimisée pour la valeur ajoutée en branding, marketing et esthétique, plutôt que pour la R&D fondamentale créatrice de technologies de rupture. C'est comme si l'on polissait méticuleusement la carrosserie d'un véhicule dont la technologie du moteur prend du retard, une stratégie insuffisante pour monter en gamme dans les chaînes de valeur mondiales et atteindre une véritable souveraineté économique.
Le diagnostic du CESE est lucide. Il révèle un écosystème d'innovation freiné par quatre défis majeurs : un déficit de financement qui asphyxie le potentiel, des succès brillants mais isolés du reste de l'économie, des blocages juridiques paralysants et une innovation plus esthétique que technologique. Ces constats ne sont pas de simples observations ; ils identifient les quatre leviers critiques que toute stratégie nationale doit actionner simultanément pour éviter la stagnation.
Pour que l'innovation devienne le véritable moteur du Maroc, il faudra bien plus qu'une nouvelle stratégie sur le papier. Il faudra un engagement résolu à connecter la recherche à l'économie réelle, à libérer les initiatives et à investir dans l'intelligence profonde plutôt que dans l'apparence.
Au-delà des stratégies, quel est le changement culturel le plus profond que le Maroc doit opérer pour que l'innovation devienne enfin le moteur de son développement ?
Ce rapport met en lumière les vérités contre-intuitives d’un système d’innovation à deux vitesses, où des lois ambitieuses restent inappliquées et des succès éclatants masquent des faiblesses structurelles. Il démontre que sans changements fondamentaux, l'aspiration du Maroc à un développement fondé sur la connaissance risque de rester lettre morte.
Cet article distille les quatre révélations les plus percutantes de ce rapport. Chacune d'elles expose un paradoxe qui explique pourquoi le Maroc peine à transformer son potentiel en prospérité durable et comment, sans une action décisive, le moteur de l'innovation pourrait caler définitivement.
1. Le grand écart : un financement de la recherche bien en deçà des ambitions
Le premier constat est sans appel : l'effort financier du Maroc en R&D n’est pas à la hauteur de ses aspirations. Selon le rapport, la dépense intérieure brute en R&D ne représentait que 0,75 % du PIB en 2016, une donnée déjà ancienne qui place le pays très loin de la moyenne mondiale (2,68 %) et de son propre objectif de 3 % d’ici 2030.
Plus préoccupant encore, ce financement est majoritairement public. Le secteur privé, moteur essentiel de l'innovation dans les économies avancées, ne contribue qu’à hauteur de 30 %.
Ce double déficit de financement – public et surtout privé – étrangle la capacité du pays à convertir la connaissance en richesse économique. Il s'agit de la pénurie de carburant qui empêche le Maroc d'échapper au piège du revenu intermédiaire. Cette situation limite drastiquement la transformation des découvertes en produits commercialisables, compromettant la montée en gamme de toute l'économie.
2. L'arbre qui cache la forêt : des réussites éclatantes qui masquent une faible culture d'innovation
Le Maroc n'est pas dépourvu de succès. Le rapport du CESE met en avant plusieurs success stories qui témoignent d’un potentiel indéniable, prouvant que l'excellence marocaine peut rivaliser au plus haut niveau.
• Pharmaceutique : Développement de kits de diagnostic pour la leucémie, d'antibiotiques innovants contre l'antibiorésistance et de médicaments génériques abordables pour l'hépatite C.
• Industries extractives : Valorisation de gisements de phosphates jusqu'alors inexploitables, transformation de rejets miniers en produits commercialisables et brevetage de batteries lithium-ion.
• Technologies de pointe : Conception et développement de drones à usage civil et militaire.
Cependant, ces réussites remarquables, véritables vitrines technologiques, contrastent violemment avec la réalité du tissu économique. En 2019, seules 6 % des entreprises marocaines menaient des activités de R&D. Plus récemment, en 2023, à peine 6,84 % des publications scientifiques marocaines impliquaient une collaboration avec une entreprise.
Ce paradoxe révèle un moteur de l'innovation puissant, mais qui n'est pas connecté au reste du véhicule économique. L'innovation d'élite existe, mais elle reste confinée à de grands groupes, tandis que les très petites, petites et moyennes entreprises (TPME) – « l’épine dorsale du tissu productif national » – sont complètement contournées. Sans irriguer cette base économique, les succès ponctuels ne peuvent engendrer une transformation systémique.
3. Le paradoxe juridique : des lois pour innover qui restent lettre morte
Un autre obstacle majeur est d'ordre juridique. Le Maroc s'est doté d'un arsenal législatif pour stimuler la recherche et sa valorisation, notamment la loi n° 01.00. Sur le papier, le cadre existe. Dans les faits, il est largement inopérant.
L'exemple le plus flagrant est celui de l'article 7 de cette loi. Promulguée il y a plus de vingt ans, cette disposition clé autorise les universités à créer des « sociétés filiales » pour commercialiser les fruits de leur recherche. À ce jour, elle n'a jamais pu être appliquée, faute de mesures procédurales.
Ce blocage juridique agit comme un frein à main qui reste serré, empêchant la création de ponts naturels entre la recherche publique et le marché, et étouffant l'émergence de startups universitaires. Ce goulot d'étranglement ne fait pas que freiner l'économie ; il décourage activement les talents les plus brillants, une réalité tragique soulignée par le Discours Royal de 2018 :
« … Lorsqu’un grand nombre de jeunes, notamment parmi les hauts diplômés des branches scientifiques et techniques, pensent émigrer, ils ne sont pas uniquement motivés par les incitations alléchantes de la vie à l’étranger. Ils envisagent cette éventualité aussi parce qu’ils manquent dans leur propre pays d’un climat et de conditions favorables à la vie active, à la promotion professionnelle, à l’innovation et à la recherche scientifique. »
4. L'anomalie du brevet : champion du design, mais à la traîne sur la technologie
La quatrième révélation expose une surprenante anomalie dans le profil d'innovation du Maroc. Selon le Global Innovation Index 2024, le Royaume se classe au premier rang mondial pour le dépôt de dessins et modèles industriels. Cette performance témoigne d'une réelle créativité dans l'esthétique et la présentation des produits.
Pourtant, ce leadership masque une faiblesse criante dans l'innovation technologique profonde. En 2022, seules 37 demandes de brevet ont été déposées par des entreprises marocaines. Ce chiffre dérisoire, confirmé par une modeste 87ème place dans l'« atlas de la complexité économique » (2022), montre un retard critique dans la génération de propriété intellectuelle défendable.
Cette anomalie est un symptôme classique d'une économie peinant à échapper au piège du revenu intermédiaire. Elle révèle une orientation économique optimisée pour la valeur ajoutée en branding, marketing et esthétique, plutôt que pour la R&D fondamentale créatrice de technologies de rupture. C'est comme si l'on polissait méticuleusement la carrosserie d'un véhicule dont la technologie du moteur prend du retard, une stratégie insuffisante pour monter en gamme dans les chaînes de valeur mondiales et atteindre une véritable souveraineté économique.
Le diagnostic du CESE est lucide. Il révèle un écosystème d'innovation freiné par quatre défis majeurs : un déficit de financement qui asphyxie le potentiel, des succès brillants mais isolés du reste de l'économie, des blocages juridiques paralysants et une innovation plus esthétique que technologique. Ces constats ne sont pas de simples observations ; ils identifient les quatre leviers critiques que toute stratégie nationale doit actionner simultanément pour éviter la stagnation.
Pour que l'innovation devienne le véritable moteur du Maroc, il faudra bien plus qu'une nouvelle stratégie sur le papier. Il faudra un engagement résolu à connecter la recherche à l'économie réelle, à libérer les initiatives et à investir dans l'intelligence profonde plutôt que dans l'apparence.
Au-delà des stratégies, quel est le changement culturel le plus profond que le Maroc doit opérer pour que l'innovation devienne enfin le moteur de son développement ?