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Polémique Story Le Carrousel : décryptage d'une crise de communication à multiples dimensions


La controverse entourant la vidéo promotionnelle de l'hôtel Story Le Carrousel publiée par la ministre marocaine du Tourisme, Fatim-Zahra Ammor, révèle une tension profonde entre les exigences traditionnelles de la fonction publique et les impératifs de la communication moderne. Au-delà de l'indignation médiatique, cette affaire mérite une analyse systémique qui questionne les mutations structurelles de l'action gouvernementale à l'ère digitale.



Par Hicham EL AADNANI Consultant en intelligence stratégique

Hicham EL AADNANI
Hicham EL AADNANI
Une lecture binaire face à une réalité complexe
 
La critique principale repose sur un présupposé apparemment évident : la ministre aurait franchi une ligne rouge en transformant sa fonction institutionnelle en levier promotionnel pour une entreprise privée. Cette lecture, si elle possède une cohérence apparente, occulte la spécificité fonctionnelle du portefeuille touristique.
 
Contrairement aux ministères régaliens (justice, intérieur, éducation) dont la neutralité vis-à-vis des acteurs privés constitue un principe absolu, le ministère du Tourisme opère structurellement dans une zone grise. Sa mission inclut explicitement la promotion de l'investissement, la valorisation de l'offre territoriale et l'attractivité internationale. Cette ambiguïté n'est pas une dérive contemporaine, mais une caractéristique intrinsèque du secteur.
 
L'hôtel Story Le Carrousel s'inscrit dans le projet Le Carrousel, développé par IMKAN Maroc (filiale d'Abu Dhabi Capital Group). Ce complexe urbain de plus de 10 hectares sur la corniche de Rabat comprend un hôtel 5 étoiles de 132 chambres, un mall commercial de 29 000 m², des résidences de luxe, une promenade maritime et un parc culturel.

L'investissement global dépasse 520 millions de dirhams pour la seule phase commerciale, s'inscrivant dans une dynamique d'investissements émiratis dépassant 20 milliards de dirhams dans le tourisme marocain. Réduire cette initiative à une "publicité pour une marque privée" constitue une simplification qui ignore la dimension d'intérêt public du projet.
 
La comparaison internationale éclaire cette ambiguïté structurelle. Lorsque l’ancien ministre français de l'Économie Bruno Le Maire inaugure la Gigafactory de Renault à Douai (investissement de 1 milliard d'euros), cette pratique est perçue comme légitime car le projet est unique dans son secteur et stratégique pour la souveraineté nationale. Toutefois, imaginer Le Maire publier une vidéo Instagram vantant les mérites d'un hôtel parisien spécifique serait impensable. La différence fondamentale réside dans deux dimensions : le format (vidéo Instagram versus visite protocolaire classique) et le caractère structurellement unique ou reproductible du projet. Le grief porte ainsi sur la modernité communicationnelle et l'équité concurrentielle, deux questions distinctes qu'il convient de démêler.
 
L'impératif digital : nécessité économique ou dérive superficielle ?
 
Les données structurelles du secteur touristique imposent une réévaluation des critiques formulées. 90% des touristes à destination du Maroc réservent leur hébergement en ligne, 60% des voyageurs mondiaux effectuent des achats digitaux représentant 523 milliards de dollars. Le Maroc a officiellement adopté en 2016 une stratégie digitale repositionnant son offre touristique, incluant explicitement la collaboration avec les influenceurs et la présence sur les réseaux sociaux. De plus, Le programme Forsa, axé sur l'insertion professionnelle des jeunes dans le tourisme, intègre explicitement la formation aux compétences digitales, reconnaissant que la transformation numérique du secteur impose de nouveaux standards de communication et de service.
 
Dans ce contexte, reprocher l'utilisation d'Instagram revient à reprocher l'adaptation aux standards internationaux de communication touristique. Les destinations concurrentes déploient des stratégies digitales agressives. L'Arabie Saoudite, partenaire stratégique majeur du Maroc, a développé avec Vision 2030 une approche marketing particulièrement innovante, multipliant les vidéos immersives de ses méga-projets NEOM et Red Sea Project.

La Turquie, avec laquelle le Royaume renforce régulièrement sa coopération économique, et les Émirats investissent massivement dans le marketing digital touristique avec des résultats probants.
 
Toutefois, cette comparaison mérite nuance. Chaque système institutionnel possède ses propres codes de communication gouvernementale, adaptés à son contexte sociopolitique spécifique. Les pays du Golfe ont développé des approches de communication territoriale particulièrement efficaces, dont le Maroc peut certainement s'inspirer.

Néanmoins, le Royaume, en tant que monarchie constitutionnelle attachée aux principes de gouvernance démocratique, de séparation des pouvoirs et de transparence de l'action publique, s'impose des standards d'équité et de neutralité dans les relations avec les acteurs économiques qui créent une tension constructive entre efficacité marketing et rigueur institutionnelle. Cette exigence auto-imposée, loin d'être une contrainte, constitue un atout de crédibilité à long terme.
 
De plus, la communication de ces partenaires stratégiques concerne généralement la destination nationale (Visit Saudi, Visit Dubai, Go Turkey) plutôt que des établissements privés spécifiques, ce qui préserve naturellement l'équité concurrentielle entre opérateurs.
La spécificité de la polémique marocaine réside précisément dans le ciblage d'un établissement particulier.
 
La forme même de la communication a également nourri l'indignation. La critique sous-jacente oppose implicitement une communication "sérieuse" (conférences de presse, communiqués officiels, médias traditionnels) à une communication "frivole" (réseaux sociaux, formats courts, codes de l'influence). Cette dichotomie révèle une nostalgie pour une communication institutionnelle dépassée, inadaptée à un secteur où image, émotion et inspiration constituent le cœur de la décision d'achat.
 
Le syndrome de la tour d'ivoire : injonctions contradictoires
 
L'analyse de cette polémique révèle un paradoxe structurel dans les attentes envers les responsables publics. Les citoyens reprochent régulièrement à leurs dirigeants d'être déconnectés, rigides, enfermés dans des protocoles obsolètes. Simultanément, toute tentative d'adopter une communication accessible, directe et moderne déclenche des accusations de "banalisation" ou de "confusion des genres".
 
Cette injonction contradictoire se manifeste dans l'acceptation sélective de certaines pratiques promotionnelles. Les inaugurations officielles d'établissements privés, les interventions dans des conférences sponsorisées par grands groupes hôteliers, les publications institutionnelles citant des marques spécifiques : ces pratiques, exercées par tous les prédécesseurs, ne suscitent aucune controverse tant qu'elles respectent les codes protocolaires traditionnels.
 
Le véritable grief ne concerne donc pas uniquement le fond — valoriser un investissement structurant — mais également la forme : l'utilisation d'un canal digital grand public dans un format "vlogger" plutôt qu'institutionnel. Cette réaction révèle une résistance sociétale plus large face à la modernisation de l'action publique, observable dans de nombreux pays occidentaux confrontés à des polémiques similaires (Marlène Schiappa en France, ministre italien de la Culture).
 
Les limites légitimes de la démarche
 
Cette analyse ne prétend pas que la démarche de la ministre était exempte de toute maladresse. Plusieurs griefs méritent considération sérieuse.
 
La question de l'équité concurrentielle : Pourquoi cet hôtel et pas les autres ? Des dizaines d'établissements ouvrent chaque année au Maroc. Le Ritz-Carlton, le Four Seasons à Rabat, d'autres investissements émiratis, des projets marocains de grande envergure : pourquoi ne bénéficient-ils pas de la même visibilité ministérielle ? Cette sélectivité crée une asymétrie difficile à justifier, même si l'investissement est structurant. Le principe d'impartialité du service public exige un traitement égal des opérateurs, limite que la ministre semble avoir négligée.
 
Le timing problématique : La polémique a éclaté alors qu'un joueur nigérian critiquait publiquement un autre hôtel de Rabat pour ses prestations médiocres. Ce contexte a amplifié la perception d'un "deux poids deux mesures" : promotion enthousiaste d'un hôtel de luxe émirati versus silence sur les défaillances d'autres établissements. Ce manque d'anticipation des perceptions révèle une fragilité dans la gestion de l'image ministérielle.

La confusion des genres : Le format adopté — vidéo personnalisée tournée avec le manager de l'hôtel, codes de l'influence, ton promotionnel — brouille effectivement la frontière entre communication institutionnelle et marketing commercial. Même si l'intention était de valoriser l'investissement étranger, la forme choisie a transformé la ministre en ambassadrice d'une marque privée.
 
Ces limites constituent des erreurs tactiques réelles qu'il convient de reconnaître tout en les distinguant d'une faute déontologique structurelle impliquant un conflit d'intérêts.

Sur la suppression de la vidéo : une erreur tactique regrettable
 
Face à la polémique, la ministre a choisi de supprimer la vidéo sans explication publique. Cette décision, compréhensible dans l'urgence d'une gestion de crise, constitue paradoxalement une erreur stratégique qui mérite analyse.
 
La suppression renforce involontairement la perception de faute. Dans la psychologie des crises médiatiques, retirer du contenu controversé est souvent interprété comme un aveu implicite d'irrégularité, même lorsque l'intention initiale était légitime. En cédant à la pression sans clarifier sa position, la ministre a alimenté le narratif de ses détracteurs plutôt que de le déconstruire.
 
Une approche alternative aurait consisté à maintenir la vidéo tout en publiant immédiatement une communication pédagogique explicitant : la cohérence avec la stratégie digitale officielle validée en 2016, l'absence de conflit d'intérêts personnel, la dimension structurante de l'investissement pour l'économie marocaine, les standards internationaux de communication touristique, et l'importance des réseaux sociaux dans les comportements d'achat des touristes contemporains.
 
Toutefois, cette position radicale suppose un capital confiance suffisant et un contexte politique favorable. Une position médiane — suppression avec explication publique immédiate assumant l'erreur de forme tout en défendant l'intention stratégique — aurait probablement été plus pragmatique, évitant à la fois l'impression de fuite et le risque d'enlisement dans une bataille d'image.
 
La suppression révèle une fragilité systémique dans l'accompagnement stratégique des responsables publics face aux mutations communicationnelles. L'absence de cadre déontologique clair et partagé sur l'usage des réseaux sociaux institutionnels crée une zone d'incertitude où les décideurs naviguent sans boussole, vulnérables aux emballements médiatiques.
 
Contexte économique et urgence stratégique
 
Les détracteurs semblent négliger le contexte dans lequel s'inscrit cette action. Le Maroc a accueilli 16,6 millions de touristes sur les dix premiers mois de 2025 (+14% par rapport à 2024), avec des recettes touristiques atteignant 104 milliards de dirhams en 2024. Le pays vise 26 millions de touristes d'ici 2030, nécessitant la création de 200 000 nouveaux lits hôteliers. Le secteur représente 12,3% du PIB en contribution totale et génère 1,4 million d'emplois.
 
Le Maroc se prépare à la CAN 2025 et à la Coupe du Monde 2030, dans un contexte de compétition régionale féroce avec la Turquie, l'Égypte, et l'Arabie Saoudite investissant massivement dans leur attractivité touristique. Dans cette course contre la montre, valoriser activement les investissements étrangers structurants constitue une stratégie légitime pour envoyer des signaux positifs aux investisseurs potentiels.
 
La question stratégique devient : privilégier une ministre communiquant activement sur les succès sectoriels, au risque de maladresses formelles, ou accepter une prudence silencieuse laissant les concurrents régionaux capter attention médiatique et investissements ? Dans un secteur où l'image et la perception jouent un rôle déterminant, l'audace communicationnelle, même imparfaite, peut se révéler plus bénéfique que l'inertie protocolaire.
 
Vers un nouveau cadre déontologique adapté
 
Plutôt que de condamner l'utilisation d'outils modernes ou de valider toute initiative digitale, l'enjeu consiste à adapter les règles déontologiques aux réalités de la communication contemporaine. Les codes actuels ont été conçus à une époque où la communication gouvernementale se limitait aux formats descendants et contrôlés. Le digital a bouleversé ces repères : frontière floue entre institutionnel et marketing, formats courts et émotionnels, viralité remplaçant la diffusion maîtrisée.
 
Principes d'un cadre opérationnel conciliant modernité et éthique :
 
Promotion collective : Privilégier des contenus valorisant plusieurs établissements simultanément, garantissant équité concurrentielle
Communication sur les investissements globaux : Mettre en avant les dynamiques sectorielles (investissements émiratis, européens, marocains) plutôt que des marques spécifiques
Formats institutionnels modernisés : Utiliser reportages courts, infographies dynamiques, interviews sectorielles plutôt que "vlogs" personnalisés
Transparence systématique : Expliciter les critères de sélection des projets mis en avant, publier régulièrement des rapports d'investissement accessibles à tous les acteurs
Distance institutionnelle : Éviter les mises en scène aux côtés de managers d'établissements privés, maintenir une posture d'observation plutôt que de promotion

Ce cadre permettrait de préserver l'efficacité communicationnelle du digital tout en respectant les exigences déontologiques fondamentales du service public.
 
Une crise symptomatique des mutations contemporaines
 
Cette polémique se situe dans une zone grise où erreur tactique et questionnement déontologique légitime se mêlent. Si l'absence de conflit d'intérêts, l'inscription dans une stratégie digitale officiellement validée, et la dimension structurante de l'investissement concerné plaident en faveur de la ministre, le manquement au principe d'équité concurrentielle, le timing malencontreux et la confusion entre communication institutionnelle et marketing privé constituent des griefs sérieux.
 
La disproportion entre la gravité réelle de l'incident et son traitement médiatique révèle néanmoins les contradictions de notre époque face à la transformation des codes institutionnels. L'enjeu consiste moins à condamner ou absoudre qu'à définir collectivement les nouveaux codes de l'action publique à l'ère digitale.
 
Si le Maroc ambitionne d'atteindre ses objectifs touristiques dans un environnement régional hyperconcurrentiel, il nécessitera des responsables capables de communiquer avec audace et efficacité. Le défi consiste à accompagner cette modernisation par une redéfinition claire des limites acceptables, établissant des garde-fous adaptés aux réalités contemporaines plutôt que de sanctionner systématiquement les tentatives d'adaptation aux standards modernes.
 
Cette polémique, au-delà des émotions qu'elle suscite, offre une opportunité : celle de construire un cadre déontologique du XXIe siècle, conciliant transparence, équité, modernité digitale et efficacité communicationnelle. Un cadre qui permettrait aux responsables publics marocains de naviguer avec confiance dans l'univers digital, au service d'une économie touristique performante et d'une action publique exemplaire.
 
Par Hicham EL AADNANI
Consultant en intelligence stratégique
 


Samedi 15 Novembre 2025