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Pour créer plus d’emplois, il faut encourager surtout la PME


Par Abdeslam Seddiki

Le texte ci-dessous est la traduction d’une interview réalisée avec le quotidien arabophone « Assabah » publiée dans l’édition du 1-2 novembre 2025. La version française peut être utile aux lecteurs.



1-Certaines équations économiques ne se réalisent pas au Maroc : l’augmentation du taux de croissance ne se reflète pas sur l’emploi ; aussi, la baisse du taux d’inflation ne se répercute pas sur le niveau des prix. Comment, à votre avis, peut-on expliquer cela ?

Le lien entre les variables n’est pas automatique. Cela dépend de plusieurs facteurs dont notamment la situation socio-économique et socio-politique d’un pays donné. Vous avez justement raison de souligner les deux exemples : relation entre croissance et emploi d’une part et entre baisse du taux d’inflation et du ressenti de la détérioration du pouvoir d’achat d’autre part. Essayons d’expliquer ces deux phénomènes.

La déconnexion entre croissance et emploi est due essentiellement au fait que les investissements concernent les infrastructures qui sont par définition forts intensifs en capital et peu utilisateurs en travail. Comme ils sont le fait des grandes entreprises multinationales qui s'appuient sur la technologie et les process automatiques.   

A titre d’exemple, les banques aujourd’hui recrutent de moins en moins en raison du développement des guichets automatiques et de la réalisation d’un certain nombre d’opérations par voie électronique : les virements bancaires, les paiements de factures, les demandes de chèque, …

Pour créer plus d’emploi, il faut encourager surtout la petite et moyenne entreprise qui constitue plus de 95% du tissu entrepreneurial. Malheureusement, la PME connait d’immenses difficultés dues à l’accès au crédit et à la commande publique, à la faiblesse du niveau d’encadrement à tel point que l’espérance de vie de ces entreprises est très courte. Des milliers d’entreprises font faillite chaque année et des jeunes entrepreneurs sont poursuivis par les tribunaux. 

Pour ce qui est de la relation entre taux d’inflation et niveau de vie, on doit rappeler que le Maroc, à l’instar de l’ensemble des pays, a connu des niveaux d’inflation élevés durant la phase covid et post covid allant jusqu’à 12% annuels pour les produits alimentaires.

Bien, que ce taux d’inflation soit réduit au cours des dernières années pour descendre à moins de 2%, force est de constater que les ménages n’ont pas pu récupérer la baisse du pouvoir d’achat subie au cours des années précédentes dans la mesure où les prix ne baissent pas et les salaires ne sont pas indexés sur le taux d’inflation.  

Une autre explication réside dans la méthode suivie par le HCP pour calculer l’indice du coût de la vie. Cette méthode est loin d’être parfaite et mérite franchement d’être actualisée.

Ainsi, le panier de l’indice contient 546 articles et 1391 variétés de produits représentant la majorité des articles consommés par la population urbaine.  Ces articles sont classés en 12 divisions et 43 groupes.

Les pondérations de l’année de base ont été calculées à partir des données provenant des résultats de l’enquête de consommation de 2014. Elles représentent la structure des dépenses de consommation des ménages urbains.

Les prix sont relevés à l’aide d’une enquête permanente dans 18 des principales villes représentant les 12 régions du Royaume, à savoir : Agadir, Casablanca, Fès, Kénitra, Marrakech, Oujda, Rabat, Tétouan, Meknès, Tanger, Laâyoune, Dakhla, Guelmim, Settat, Safi, Béni–Mellal, Al Hoceima et Errachidia.
On remarquera que le monde rural et les petites villes sont exclues de l’échantillon.

Ce qui constitue une limite sérieuse d’une mesure plus ou moins exacte de l’inflation. Une autre limite réside dans l’absence d’indices par catégories sociales dans la mesure où l’inflation ne touche pas de la même manière les pauvres et les riches.

C’est pour dépasse cette lacune que les organisations syndicales dans certains pays développés procèdent à l’élaboration de leur propre indice des prix à la consommation qui ne correspond pas nécessairement à celui publié par les instances officielles en dépit d’une certaine autonomie dont elles disposent.

2-Pourquoi la jeunesse marocaine préfère -t-elle la fonction publique à l’emploi dans le privé ?

La réponse est simple. Les Marocains, et les jeunes en particulier, préfèrent un emploi public à un emploi dans le privé surtout un emploi dans une petite entité ou une entreprise informelle. Les avantages sont de deux sortes : la garantie et la sécurité de l’emploi et le niveau de rémunération   avec la jouissance de tous les droits sociaux : assurance maladie, congés hebdomadaires et annuels, conditions saines de travail …

Dans le secteur privé, à l’exception des grandes entreprises bien structurées, l’employé vit dans l’instabilité et demeure à la merci de l’employeur. Mais la fonction publique est limitée et n’absorbe que  10% de la population active, y compris les militaires.

Donc 90% travaillent en tant que salariés ou en tant qu’indépendants pour leur propre compte. Bien sûr, dans les grandes entreprises, la situation est beaucoup meilleure dans la mesure où il y a des organisations syndicales qui militent pour un travail décent et pour le respect des droits fondamentaux des travailleurs.  

3-Comment peut-on ramener le secteur privé à respecter les droits comme c’est le cas dans le secteur public ?

Cette situation n’est pas une fatalité. On peut pousser le secteur privé à être plus responsable socialement et à respecter la législation du travail. Bien sûr, cela ne se décrète pas. Il faut du temps pour changer les mentalités d’un certain nombre d’entrepreneurs qui résistent au changement. Ils doivent comprendre que c’est aussi de leur intérêt de   bien traiter leurs salariés.

Un employé bien rémunéré et en bonne santé est plus productif. Les théories de mangement des ressources humaines le montrent clairement. Il faut donc en finir avec « moul chkara » si on veut être compétitifs sur le marché mondial et concurrentiel sur le marché domestique. La généralisation de la couverture sociale ouvre une brèche dans ce système archaïque et figé. 

4-Pourquoi les médecins refusent-ils de se présenter au concours de recrutement dans les zones rurales alors que les problèmes de la santé ne font que s’aggraver ?

La question est complexe et revêt plusieurs facettes. On peut facilement faire grief aux médecins qui refusent de travailler dans le monde rural et les régions lointaines. Mais pour être objectif, on doit traiter cette problématique sous plusieurs angles.

Un médecin qui accepte de travailler dans les régions périphériques doit le faire à ses dépens : se priver d’un certain nombre de services dont surtout la scolarité de ses enfants, de l’animation culturelle, de la sociabilité avec ses collègues qui exercent dans les grandes villes.

C’est pour cela que l’Etat doit tout faire pour mettre fin à un Maroc à deux vitesses et procéder à une mise à niveau territoriale pour que l’ensemble du territoire du pays devienne attractif. En attendant, on peut recourir à des solutions provisoires comme l’instauration de stimulants matériels pour ceux qui acceptent de travailler dans ces déserts médicaux, ou l’instauration d’un service civil obligatoire à tous les nouveaux lauréats.

La collectivité consent des sacrifices pour former ces médecins et c’est de leur devoir de lui rendre service. Encore une fois, la question est complexe et beaucoup de pays en souffrent.

5-Est-ce que le moment est venu pour rendre l’emploi tant dans le secteur public que dans le secteur privé attractif sur le plan matériel et stimulant en garantissant tous les droits ?

Bien sûr, il est grand temps de passer à une étape supérieure pour améliorer les conditions travail et de vie. La politique du low-cost n’est plus attractive. Les investisseurs étrangers ne cherchent pas des bas salaires, mais des têtes bien faites et des qualifications au top.

Il faut donc investir massivement dans l’homme et mettre le paquet dans la recherche scientifique. Dans les pays développés, plus de trois quarts des travailleurs ont un niveau d’études supérieures. Nous n’avons pas de temps à perdre si on veut être au rendez-vous avec l’histoire.

Par Abdeslam Seddiki


Mardi 11 Novembre 2025