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Qu’en est-il pour la langue d’autrui ?


La période coloniale était un événement, qui par sa cruauté, a engendré des conséquences incommensurables tant bien au niveau social, économique qu’au niveau culturel. Les peuples colonisés subissaient l’oppression, l’injustice, la discrimination sociale par le maitre colonial qui faisait de la colonisation une missionnaire humanitaire et civilisatrice dans le but d’éveiller leurs consciences et ressusciter leurs âmes



Par Abderrahim ANWAR

Qu’en est-il pour la langue d’autrui ?
A l’instar des pays maghrébins, les pays subsahariens ont subi le même malheur. Les écrivains qu’il soit maghrébins ou subsahariens avaient en commun le même moyen d’écriture : le français en tant que langue pour sortir des sentiers battus et la même raison pour laquelle ils rédigeaient leurs romans : les conditions de vie pendant la colonisation et la dénonciation de l’injustice. Mais ces deux derniers se divergent au niveau du statut de la langue d’écriture dans la mesure ou les uns la considèrent comme étant étrangère, seconde et à travers laquelle ils favorisent la prise en conscience et la réflexion sociale alors que les autres la trouvent officielle et comme outil fédérateur qui leur permet de s’émanciper et retrouver leur muse. Un point qui converge vers le même résultat : le choix des thèmes tels que les préjugés sociaux, la violence, la dépossession, la tradition et l’inégalité. Cependant, la problématique majeure s’articule autour de la langue d’écriture.

Pourquoi écrire alors dans la langue de l’autre et non pas dans la langue maternelle ?

De cette problématique se décline d’autres interrogations : - Accepter cette contrainte : écrire dans la langue de l’autre, est-ce abandonner sa langue maternelle ? - La langue de l’autre est-elle une perte de la langue maternelle ? - La langue de l’autre est-elle un objet de civilisation ? 

D’après Jacqueline Arnaud : « Seront alors qualifiés de « maghrébins » les écrivains qu’un lien profond unit à leur communauté d’origine, celle communément - et trop commodément - appelée « civilisation arabo-musulmane » .

Les écrivains du Maroc, de la Tunisie, de l’Algérie appartenant tous à l’aire maghrébine. Ce qui les réunit est commun : la langue de l’autre. De génération en génération, ces écrivains avait pour cible principale la dénonciation de l’injustice et à faire état des revendications. Ils utilisent le fameux genre littéraire le roman, d’une part, pour affirmer leur volonté d’exister, d’autre part, de démontrer les contraintes dont souffraient les gens à cette période infernale qualifiée de chaos comme le montre le roman du kabylien : Mouloud FERAOUN dans le fils du pauvre.

Le roman Nedjma de KATEB Yacine. Un Roman révolutionnaire. C’est avec la deuxième génération qui succède à la première qu’on reconnaitra vraiment le statut de la langue française. La création du groupe souffles dont Mohammed Khair–Eddine fait partie promeut l’idée de la violence littéraire contre le pouvoir central en place pour une décolonisation de l’écriture à travers la transgression des règles de la grammaire, introduction de mots arabes ou berbères, traduction littérale de certains proverbes ou de certaines expressions.

Le choix de la langue de l’autre est allé au-delà de la manifestation de la tyrannie du colonisateur pour aborder d’autres thèmes en rapport avec la société : par exemple dans le roman il était une fois un vieux couple heureux de Mohammed Khair–Eddine, dans le roman de Abdelhak SERHANE les enfants des rues étroites qui touche non seulement l’affaire coloniale avec son injustice mais également les problèmes en relation avec le vécu du citoyen marocain tels que l’injustice même ,la corruption, l’abus du pouvoir, les rapports familiaux et d’autres thèmes discutés comme femme /Mère, le rapport à la langue française, critique du système patriarcal (répudiation ; mariage précoce, critique de la religion).

Donc, la langue française était non seulement le moyen d’écriture mais aussi l’outil violent à travers lequel on lutte contre toute violence coloniale, toute ignominie, toute tyrannie, toute inégalité. D’autres raisons qui ont poussé les écrivains maghrébins à la renonciation à leur langue maternelle ; le cas de la féministe Trabelesi qui avance qu’écrire dans la langue de l’autre permet de critiquer la société locale.

Elle la considère comme la langue de liberté, la langue qui appelle à briser les carcans nés des traditions qui relèguent la femme au rang d’objet. Trabelsi préfère écrire en français : une langue permettant d’exprimer ses sentiments, ses émotions, ses désirs, ses souffrances, et pour laquelle elle opte afin de débattre des sujets tabous comme le sexe, la politique et la violence. Les raisons pour lesquelles ses écrivains ont renoncé à la langue maternelle se distinguent en ce sens que chacun a sa propre vision du monde, a sa propre appartenance mais ce qui les rassemble est cette identité déchirée. Ils sont ballotés entre la langue maternelle et la langue de l’autre. Si les écrivains maghrébins voient en cette langue la violence, d’autres, de l’autre côté, la considère comme une richesse.

Balogun Léon Lyanda dans son œuvre intitulée « initiation à la littérature africaine d’expression française » définit la littérature africaine comme « l’ensemble des cultures, des mœurs, des civilisations, des pensées et des sentiments du peuple noir d’Afrique ». Il important de rappeler que la littérature africaine, au début, était traditionnelle pendant la période précoloniale. Autrement dit, elle était orale et présentée à travers des contes, des fables, et des poésies lyriques et élégiaques. On privilégie le domaine d’un cycle de contes ou de fables mettant en scène des animaux au même titre que les Fables de Jean de La Fontaine ou les contes de Charles Perrault dans le but d’instruire.

Avec la période coloniale et post-coloniale, la littérature traditionnelle subissait des changements radicaux tels que la conversion au christianisme de la population afin d’oublier la dégénérescence de la littérature sacrée traditionnelle, les enfants aussi suivaient un enseignement français, ce qui les détournent de l’enseignement traditionnel et leur fait perdre leur langue maternelle. C’est entre les deux guerres mondiales que les premières œuvres de la littérature africaine vont reconnaitre une émancipation et une apparition avec Force-Bonté, roman autobiographique du Sénégalais Bakary Diallo, les premiers poèmes de Léopold Sédar Senghor. Les écrivains subsahariens à travers leurs romans dénoncent l’injustice, aussi, des relations entre les blancs et les noirs à cause de la colonisation.

La majorité des romans traite de la problématique de l’autre, de la tyrannie, de la colonisation et de la vie infernale que subissaient les pays africains, particulièrement pendant les années 60 : l’oppression, la discrimination raciale, l’injustice, par le maitre colonial, qui par son stratagème, considère cette ignominie comme une mission civilisatrice ayant pour but de développer le pays colonisé comme dans Une vie de boy de Ferdinand Oyono, les tribaliques de la figure congolaise Henri Lopes.

Ses écrivains manifestaient le statut international de la langue française, son privilège dans le monde entier et la nécessité de la transmettre malgré la souffrance engendrée par le maitre colonial. Contrairement aux écrivains maghrébins, les écrivains subsahariens considèrent la langue française comme la première, comme objet de civilisation et comme outil fédérateur.

En d’autres termes, la langue de l’autre a un rôle cathartique en ce sens qu’elle leur permet de se libérer de leurs angoisses, de leurs passions et de leurs sentiments inavouables par exemple le poème Homme de couleur de Léopold Sédar Senghor dans lequel il utilise le français pour critiquer l’être blanc considéré comme l’homme de couleur ainsi que dans le Pauvre Christ de Bomba de Mongo Beti dans lequel il relate l’histoire du pauvre christ qui souffrirait jusqu’à ce qu’il meure. Le français en tant que langue de création, d’écriture reste un moyen d’unification, un élément de richesse pour les écrivains subsahariens.

Ces derniers sont allés au-delà de l’aspect linguistique de la langue pour la considérer comme étant une arme de résistance. Ils faisaient de la langue leur propre arme contre la tyrannie du colonisateur et le pouvoir central en place, ils élèvent la voix contre toute oppression, toute injustice, ils incitent à travers leurs romans les gens à prendre conscience de leurs souffrances et les exhorte à se rebeller. Tout cela se fait à travers la langue de l’autre et non pas la langue maternelle comme dans L’enfant noir de Camara LAYE qui pour certains est considéré comme une trahison dans la mesure où il est l’achèvement parfait de la tendance dominante de l’entre-deux-guerres.

En revanche, et en Cameroun, Ferdinand OYONO et MONGO Beti prenant à partie non seulement les colonisateurs, mais encore, bien souvent, la gérontocratie indigène traditionnaliste et conservatrice. Par conséquent, il ne s’agit plus tellement de décrire bien sûr à travers la langue de l’autre les valeurs d’un passé généralement mythifié que de faire éclater des structures périmées, de bouleverser la société post-coloniale, d’inventer une nouvelle Afrique, une Afrique des jeunes d’après Clartes, encyclopédie, 1948. De plusieurs raisons civilisatrices Supra qui ont incité les écrivains subsahariens à renoncer à la langue maternelle pour écrire en français.

D’autres ont choisi d’écrire dans leur propre langue citant Thomas MOFOLO , mort tout récemment , a atteint une notoriété internationale à travers son roman « Tchaka », une épopée bantoue qui a été traduite en plusieurs langues : le français, l’anglais, l’espagnol et l’allemand d’après Clartes, encyclopédie, 1948. 

Le problème du moyen d’expression linguistique reste posé et n’est pas facile à résoudre. La diversité linguistique de l’Afrique (aire maghrébine et subsaharienne), eu égard à la faible densité de sa population, en forme la base. Il s’avère que la langue de l’autre a contribué en grande partie à l’émancipation des colonisés.

L’œuvre romanesque dénonçant l’inégalité, l’injustice du colonisateur envers le peuple maghrébin a révélé une vérité amère, une image claire de la société coloniale qui a déstructuré tout un pays à travers la violence, la ségrégation, l’oppression. Quant à la langue maternelle, elle ne perdra jamais sa valeur quoi qu’il arrive et elle pourrait avoir un autre statut différent que celui de la langue de l’autre.

Les uns ont trouvé dans cette langue qui pour eux officielle une richesse dont les conséquences était fertiles, un objet de civilisation alors que d’autres l’ont considérée comme étant une violence, une violence qui se manifeste dans les œuvres dans le but de lutter contre la colonisation qui a dégradé leurs traditions, leurs cultures et a déchiré leur identité. La créativité a-t-elle de langue ? Si oui,laquelle. 

Abderrahim ANWAR : Enseignant de français et étudiant-chercheur en Science du Langage et Traduction (SLT) 

Références bibliographiques :

ARNAUD Jacqueline, La littérature maghrébine de langue française : origines et perspectives, tome1 , Paris , Publisud, 1986. 
NOIRAY Jacques, Littératures francophones I. Le Maghreb, Paris, Belin, 1996. 
Encyclopédie Clartes - Histoire de la science - Gallimard – 1957 
Dictionnaire des orientalistes de langue française, Paris, 2008, p. 822-823 
DEJEUX Jean, Littérature maghrébine d’expression française, Paris, PUF Que sais-je ? n° 2675, 1992


Dimanche 9 Janvier 2022