L'ODJ Média

Quand la ferveur sportive rencontre l’économie politique


Rédigé par le Mardi 21 Octobre 2025

La nuit de la victoire a fait vibrer les rues, les écrans et les conversations. Elle a aussi posé, avec fracas, une question que l’on préfère souvent remettre à demain : que nous disent les triomphes sportifs de nos priorités collectives ? En tant qu’économiste du sport, je ne vois ni contradiction ni cynisme à célébrer un titre mondial tout en exigeant des soins de santé dignes et une école plus juste. Je vois, au contraire, la frontière fine où se négocie l’allocation de nos ressources, de notre attention, et—plus subtilement—de notre consentement.



Après la liesse : l’heure des comptes, pas des contes

Quand la ferveur sportive rencontre l’économie politique
Le sport est une puissance économique : moteur d’emplois, aimant à investissements, levier d’image-pays, accélérateur d’infrastructures. Utilisé avec méthode, il produit des effets d’entraînement mesurables : hausse du tourisme, recettes fiscales additionnelles, chaînes de valeur locales. Il structure aussi un capital immatériel rare—confiance, fierté, narration commune—qui facilite l’investissement privé et l’initiative sociale. Nier ces externalités positives reviendrait à ignorer un pan entier de l’économie contemporaine.

Mais la macroéconomie des méga-événements a ses lois. D’abord, le coût d’opportunité : un dirham dépensé ici n’est pas dépensé là. Quand les jeunes descendent dans la rue pour dire « santé et éducation d’abord », ils ne s’opposent pas à la victoire ; ils arbitrent, comme tout bon ministre des finances devrait le faire, entre rendement social à court terme et productivité collective à long terme. Ensuite, l’« effet vitrine » : plus la lumière est forte sur la pelouse, plus l’ombre peut s’épaissir ailleurs—là où les retards d’exécution, les surcoûts et les renoncements budgétaires se remarquent moins. Enfin, la « dépendance au sentier » : une fois lancée, la trajectoire d’investissement sportif crée ses propres rentes et ses clientèles, difficiles à réformer sans volonté politique et transparence contractuelle.

Les annonces budgétaires récentes en faveur de la santé et de l’éducation constituent, sur le papier, un correctif bienvenu. Elles répondent à une demande sociale nette et à une logique économique simple : le capital humain est l’actif le plus rentable d’un pays. Mais l’histoire budgétaire enseigne que l’essentiel ne se joue pas au moment de l’annonce—il se joue à l’exécution : qualité de la dépense, gouvernance des marchés publics, délais, maintenance, contrôle citoyen. Sans cela, l’élévation des crédits reste un multiplicateur faible, rongé par l’inefficience.

Le sport peut aider à résoudre cette équation plutôt que l’aggraver. Comment ? Par un contrat clair entre la « soft power » et la « hard policy ». Premièrement, lier les grands projets sportifs à des plafonds de coûts et à des clauses de retombées locales mesurables (emplois, PME, formation). Deuxièmement, sanctuariser—dans la loi de finances—des planchers pluriannuels pour la santé primaire et l’école fondamentale, inconditionnels aux calendriers des compétitions. Troisièmement, publier en format ouvert l’ensemble des marchés liés aux infrastructures sportives et aux services associés, afin que la fierté nationale ne serve jamais de paravent à des rentes privées. Quatrièmement, faire du sport scolaire et universitaire la passerelle naturelle entre célébration et inclusion : un dirham investi dans l’activité physique des jeunes génère des gains sanitaires, cognitifs et sociaux qui dépassent de loin les tribunes.

Soft power, hard choices : le vrai match se joue au budget

Quand la ferveur sportive rencontre l’économie politique
Les mouvements de jeunesse l’ont bien compris. Leur synchronisation avec l’actualité sportive n’a rien du hasard : elle maximise l’audience d’un message rationnel—réallouer, séquencer, responsabiliser—à l’instant précis où la nation écoute. L’enjeu n’est pas de « gâcher la fête », mais d’obtenir que la fête finance aussi la classe, la clinique et le campus. Ce réalisme est tout sauf anti-sport : il est pro-performance, au sens large, c’est-à-dire la performance d’une économie capable de convertir l’émotion en actif productif.

Du côté de l’État, la stratégie gagnante est connue : gouvernance par objectifs, indicateurs publics, audits indépendants, participation des jeunes aux comités de suivi des programmes éducation-santé. Le secteur privé, bénéficiaire des externalités sportives, doit prendre sa part via des mécanismes de « social impact bonds » ou de quotas d’apprentissage liés aux marchés d’événements. Les clubs et fédérations, enfin, ont à gagner d’un pacte de transparence : ce qui est mesuré se gère, et ce qui est partagé se défend mieux dans les cycles électoraux.

Reste la dimension politique de l’attention. Le sport, en période de tension sociale, peut être un sédatif ou un catalyseur. Tout dépend de l’architecture institutionnelle qu’on lui associe. Si la victoire s’accompagne d’un calendrier crédible de chantiers sociaux, elle devient une monnaie d’échange légitime : on accepte l’effort présent parce qu’on voit le dividende futur. Si elle s’y substitue, elle alimente la défiance et déprécie, au passage, la valeur même du titre.

La jeunesse marocaine n’oppose pas la coupe aux couloirs d’hôpital, ni le stade à la salle de classe. Elle demande que les unes financent les autres, que l’instant de gloire serve de levier à des décennies de progrès. C’est, au fond, l’ambition la plus sportive qui soit : gagner aujourd’hui, et préparer la saison prochaine.

Sport & économie ; Capital humain ; Gouvernance budgétaire ; Effet d’entraînement ; Jeunesse & participation





Mohamed Ait Bellahcen
Un ingénieur passionné par la technique, mordu de mécanique et avide d'une liberté que seuls l'auto... En savoir plus sur cet auteur
Mardi 21 Octobre 2025