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Quand les chiffres s’emballent : l’énigme des troupeaux marocains


Rédigé par le Mardi 2 Septembre 2025

En l’espace de six mois, le Maroc serait passé de 18 à 39 millions de têtes de bétail, selon les statistiques officielles. Une progression de près de 90 % en un temps record, scientifiquement impossible. Derrière ces chiffres gonflés, se cache une histoire d’institutions qui se contredisent, de lobbies qui manipulent et d’éleveurs qui se débattent entre survie et opportunisme.



Les contradictions officielles

Quand les chiffres s’emballent : l’énigme des troupeaux marocains
Le 13 février 2025, le ministre de l’Agriculture tirait la sonnette d’alarme : le cheptel national avait connu une chute “historique” de 38 % par rapport aux années précédentes. Les chiffres avancés faisaient état d’à peine 24 millions de têtes, un recul brutal attribué à la sécheresse, à la flambée des prix des fourrages et aux difficultés structurelles du secteur. L’annonce avait provoqué l’inquiétude des marchés et une onde de choc parmi les petits éleveurs.

Quelques mois plus tard, en juillet, un autre discours officiel venait tempérer la situation. Le même ministère assurait alors que la situation était “stabilisée”, avant que ne tombe, en août, le résultat du recensement national piloté par le ministère de l’Intérieur : le Maroc compterait désormais 39 millions de têtes de bétail. Comment expliquer une telle envolée ? Comment, en l’espace d’un semestre, le pays aurait-il pu passer d’un cheptel famélique à un troupeau presque doublé ? La contradiction est flagrante, et elle ébranle la crédibilité des chiffres publics.

Des explications qui défient la biologie

Pour justifier ce bond spectaculaire, le communiqué du ministère de l’Agriculture évoque des “mesures efficaces” : distribution de subventions pour l’alimentation animale, compensation financière des pertes subies par les éleveurs, campagnes de vaccination intensives et encouragement à l’importation de vaches reproductrices. Ces initiatives existent bel et bien, mais elles obéissent à une temporalité longue.

Un éleveur de bovins le rappelle : “La gestation d’une vache dure neuf mois, celle d’une brebis cinq mois. Même avec des conditions optimales, on ne peut pas doubler un cheptel en une seule saison.” Biologiquement, il est donc impossible d’enregistrer une hausse de 90 % en quelques mois. Le simple fait de présenter cette progression comme “réaliste” révèle une faille méthodologique ou, pire, une manipulation délibérée.

L’ombre d’un faux comptage

La clé du mystère se trouve probablement dans la gestion du recensement précédent, confié à la Fédération nationale des éleveurs d’ovins et de caprins. Cette association, censée représenter la profession, ne disposait ni de l’expertise technique ni des moyens logistiques pour conduire une opération d’une telle ampleur. Pire, des soupçons de collusion planent sur ses dirigeants.

Selon plusieurs observateurs, certains grands éleveurs auraient sciemment minoré leurs déclarations de cheptel afin d’obtenir plus facilement des aides directes. En déclarant un nombre inférieur de têtes, ils pouvaient prétendre à une part plus importante des subventions de l’État destinées à “soutenir les plus fragiles”. Ce système, opaque et mal contrôlé, a ouvert la voie à des dérives massives.

Le nouveau recensement, cette fois conduit par le ministère de l’Intérieur, aurait permis de corriger ces biais en mobilisant un appareil administratif plus étendu et en recoupant les données de terrain. Résultat : les “vrais” chiffres sont apparus, mais au prix d’une perte de confiance durable dans la parole publique.

Quand la statistique devient un outil politique

Cette affaire pose une question de fond : à quoi servent les chiffres officiels ? Sont-ils un miroir fidèle de la réalité ou un outil malléable au service des politiques publiques ? Dans le cas du cheptel, les statistiques ne sont pas neutres. Elles conditionnent le montant des aides, la perception de la crise agricole et même la stabilité des prix des denrées alimentaires.

En gonflant ou en minimisant les chiffres, on peut orienter l’opinion, calmer une colère sociale ou, au contraire, justifier de nouvelles subventions. Le risque, c’est que la statistique perde sa fonction de vérité pour devenir un instrument de communication politique. Or, dans un pays où l’agriculture représente près de 13 % du PIB et emploie plus de 30 % de la population active, cette perte de repères peut avoir des conséquences dramatiques.

Les petits éleveurs, grands perdants

Derrière cette bataille de chiffres, il y a une réalité humaine. Les petits éleveurs, qui constituent l’épine dorsale du monde rural marocain, peinent à survivre. Ils subissent la sécheresse, la hausse du prix des aliments pour bétail et l’absence d’infrastructures modernes. Pour eux, les subventions de l’État représentent une bouée de sauvetage. Mais lorsque les chiffres sont manipulés, ce sont souvent eux qui sont exclus du dispositif.

Un berger de la région de Settat témoigne : “On nous a dit que nous allions bénéficier d’un soutien pour acheter l’orge, mais à la fin ce sont les grands propriétaires qui en ont profité. Nous, on continue à vendre nos brebis pour acheter du fourrage.” Cette réalité nourrit un sentiment d’injustice et alimente la défiance envers les institutions.

Réviser les politiques publiques

Le constat est clair : il faudra revoir toutes les mesures adoptées sur la base des anciens chiffres. Les programmes de soutien à l’alimentation animale, par exemple, devront être ciblés différemment, pour privilégier réellement les éleveurs en difficulté. De même, la place donnée aux associations professionnelles dans le pilotage des politiques agricoles devra être réévaluée. Lorsque les organisations représentatives deviennent des relais d’intérêts privés, elles cessent d’être des partenaires crédibles.

Le rôle du ministère de l’Intérieur, qui a repris la main sur le recensement, est à saluer. Mais il ne peut constituer une solution durable. La transparence et l’efficacité du système passeront par la mise en place de mécanismes indépendants de contrôle, associant experts, universités et observatoires économiques.

Une question de confiance nationale

Au-delà du cheptel, c’est la confiance dans l’État qui est en jeu. Le Maroc, comme toute démocratie en construction, ne peut se permettre de laisser planer le doute sur ses chiffres officiels. L’expérience internationale montre que la crédibilité statistique est un pilier de la gouvernance moderne. Quand les données sont fiables, les politiques publiques gagnent en efficacité. Quand elles sont contestées, c’est la légitimité de tout le système qui s’effrite.

Dans un contexte marqué par la préparation au Mondial 2030, par des défis climatiques de plus en plus pressants et par une opinion publique de plus en plus informée, le Maroc ne peut se permettre des “écarts” statistiques aussi grossiers.

Le scandale des chiffres du bétail est plus qu’une querelle technique : c’est un révélateur. Il montre à quel point la gouvernance agricole reste vulnérable aux manipulations et aux compromis. Restaurer la confiance suppose non seulement de corriger les chiffres, mais de repenser en profondeur la manière dont l’État dialogue avec ses agriculteurs, ses associations et son opinion publique. Car si les moutons se multiplient dans les statistiques, la méfiance, elle, se propage bien plus vite dans la société.

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