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Quand les démocraties vacillent sous le poids des rumeurs


Rédigé par le Mercredi 27 Août 2025

Tribune – Une rumeur. Voilà ce qu’il aura fallu pour que le président de la République française, Emmanuel Macron, et son épouse, Brigitte, engagent une bataille judiciaire outre-Atlantique. Une rumeur, absurde à première vue – l’idée que la Première dame de France serait née homme –, mais devenue suffisamment insistante, virale et rentable pour que le couple présidentiel se décide à porter plainte contre l’influente commentatrice américaine Candace Owens.

Certains y voient une querelle people. Ils se trompent. Car ce dossier illustre un problème autrement plus grave : la fragilité des démocraties contemporaines face au pouvoir destructeur des fake news.



L’ère de la rumeur industrialisée

Quand les démocraties vacillent sous le poids des rumeurs
Il faut s’y faire : nous ne vivons plus dans un monde où la rumeur circule à voix basse, de bouche à oreille. À l’ère des plateformes numériques, elle est industrialisée. Des studios entiers produisent de fausses informations comme on fabrique des biens de consommation. Vidéos courtes, images retouchées, titres choc : tout est calibré pour capturer l’attention, générer du clic, engranger de la publicité.

Dans le cas Brigitte Macron, la rumeur est née en France, mais elle a prospéré aux États-Unis grâce à l’écosystème médiatique d’ultra-droite, où chaque polémique sur le genre ou la sexualité est immédiatement recyclée en outil de mobilisation politique. La rumeur devient alors une arme à feu : elle ne vise plus seulement une réputation individuelle, elle s’inscrit dans un combat idéologique global.

Les démocraties libérales reposaient historiquement sur une promesse simple : la vérité finit toujours par triompher. Mais aujourd’hui, le constat est amer : la vérité n’a plus de privilège algorithmique. Sur YouTube, TikTok ou Facebook, ce n’est pas l’exactitude qui décide de la visibilité d’un contenu, mais la capacité à susciter des réactions fortes : colère, rire, indignation.

Une vidéo mensongère titrée « La Première dame est-elle un homme ? » a toutes les chances d’être davantage propulsée qu’un communiqué officiel démentant la rumeur. C’est le règne du spectaculaire sur le vérifiable.

Cette inversion du rapport à la vérité fragilise les démocraties de l’intérieur. Car si le citoyen ne sait plus distinguer le vrai du faux, si chaque fait devient une opinion parmi d’autres, alors le débat public s’effondre dans un relativisme généralisé.

Face à une rumeur, deux options s’offrent aux personnalités publiques : l’ignorer, au risque de la laisser prospérer ; ou la combattre frontalement, au risque paradoxal de l’amplifier. C’est ce qu’on appelle « l’effet Streisand ».

Le couple Macron, en portant plainte aux États-Unis, a choisi la seconde voie. Leur stratégie est compréhensible : réaffirmer une limite, poser un acte fort. Mais elle est risquée. Car chaque nouvelle étape judiciaire donne une caisse de résonance mondiale à l’accusation initiale, aussi absurde soit-elle.

C’est tout le drame des démocraties numériques : elles peinent à trouver un antidote à la calomnie virale.

On pourrait croire que la justice est l’ultime rempart. Mais même là, l’efficacité est limitée. Les tribunaux jugent lentement, tandis qu’Internet diffuse instantanément. Brigitte Macron avait déjà obtenu en 2022 un jugement favorable en France contre des auteurs de la même rumeur. Mais l’appel traîne, et dans l’intervalle, la rumeur s’est répliquée à l’international comme un virus mutant.

Les États sont désarmés face à ce phénomène. Les institutions de régulation, déjà dépassées par la vitesse des réseaux, peinent à imposer des garde-fous aux plateformes. Quant aux gouvernements, ils oscillent entre la tentation de légiférer et la crainte de porter atteinte à la liberté d’expression.

Il faut bien comprendre : la rumeur n’est pas seulement un outil de distraction, elle est une arme. Elle vise à délégitimer. Dans les régimes autoritaires, on s’en sert pour discréditer un opposant. Dans les démocraties, elle sert à miner la confiance dans les institutions.

Aux États-Unis, Donald Trump a bâti une partie de son ascension politique sur la théorie complotiste du « birtherism », prétendant que Barack Obama n’était pas né sur le sol américain. En France, les « fake news » sur le pass sanitaire ou la guerre en Ukraine ont empoisonné le débat public. Aujourd’hui, la Première dame devient la cible ; demain, ce sera un ministre, un juge, un journaliste. La logique est sans fin.

Ce qui inquiète, ce n’est pas seulement la rumeur elle-même. C’est le terrain sur lequel elle prospère. Une société fragmentée, polarisée, où chacun choisit ses sources d’information en fonction de ses convictions. Une société où l’opinion prime sur le fait, où la suspicion devient réflexe.

Dans ce climat, la démocratie perd sa boussole. Elle n’est plus le lieu d’une confrontation rationnelle d’arguments, mais un champ de bataille émotionnel où la rumeur sert de projectile.

Quelles issues ? Alors, que faire ? Plusieurs pistes émergent, aucune simple.

Réguler les plateformes : leur imposer une transparence sur les algorithmes, limiter la propagation de contenus manifestement mensongers, responsabiliser les diffuseurs.

Éduquer à l’information : apprendre aux citoyens, dès l’école, à distinguer une source fiable d’une intox, à douter méthodiquement plutôt que complotistement.

Valoriser les médias sérieux : dans un marché saturé de contenus gratuits, les rédactions indépendantes doivent redevenir des repères de confiance. Mais cela suppose un financement pérenne et un effort de pédagogie constant.

Responsabiliser les leaders d’opinion : influenceurs, politiques, journalistes doivent rendre des comptes quand ils propagent volontairement des fausses nouvelles.

Rien de cela n’est simple, car chaque mesure se heurte à la question fondamentale : comment protéger la vérité sans museler la liberté ?

L’affaire Macron/Owens n’est donc pas une simple anecdote people. Elle révèle une mutation profonde : la désinformation n’est plus un bruit de fond, c’est une force structurante des sociétés. Elle influence des élections, fracture des nations, affaiblit des démocraties.

Il ne faut pas s’y tromper : les régimes autoritaires observent avec gourmandise ces dérives. Ils savent que la rumeur est une arme de guerre asymétrique : peu coûteuse, facile à propager, redoutablement efficace pour miner la cohésion d’un adversaire.

Les démocraties, elles, hésitent encore à considérer la désinformation comme une menace stratégique. Pourtant, si elles ne se dotent pas d’outils adaptés, elles pourraient perdre plus qu’une bataille judiciaire : leur crédibilité même.

Le procès intenté par Emmanuel et Brigitte Macron aux États-Unis ne tranchera pas, à lui seul, la question du rapport entre démocratie et fake news. Mais il agit comme un révélateur. La rumeur, désormais, ne connaît plus de frontières. Elle se nourrit des fractures de nos sociétés, des logiques économiques des plateformes, et de la polarisation idéologique mondiale.

La démocratie, si elle veut survivre à cette ère du soupçon permanent, doit inventer une nouvelle écologie de la vérité. Sans cela, elle risque de devenir une coquille vide, ballotée par les vagues incessantes de la désinformation.

Car une démocratie sans vérité partagée n’est plus une démocratie. C’est une cacophonie. Et dans une cacophonie, ce ne sont pas les voix de la raison qui dominent, mais les cris les plus stridents.




Mercredi 27 Août 2025