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Rachid Guerraoui, Polytechnique Lausanne : Le Maroc doit investir dans les technologies Blockchain


INTERVIEW. Professeur d’Informatique à l’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne (EPFL), Rachid Guerraoui nous explique sa vision des monnaies numériques et pense qu’un contrôle souverain permettrait de les développer de façon stable. Pour le professeur maroco-suisse, les avancées financières permises par la blockchain sont inarrêtables et boosteront les échanges financiers et leur transparence.



Rachid Guerraoui, Polytechnique Lausanne : Le Maroc doit investir dans les technologies Blockchain

Depuis le début de l’année 2021, l’actualité financière est fortement marquée par l'envol fulgurant du Bitcoin. Hautement volatile certes, il attire cependant les petits porteurs comme les institutionnels.
 

Pour Rachid Guerraoui, membre de la Commission Spéciale sur le Modèle de Développement (CSMD), la technologie blockchain sur laquelle repose le Bitcoin est désormais inéluctable et ne fera que se développer pour conquérir le monde de la finance, les paiements et bien plus.

Il recommande d’investir dans sa maitrise et son développement pour améliorer la sécurité et la transparence des échanges effectués au Maroc.

Contrairement au Bitcoin qui est décentralisé et n’est adossé sur aucun actif, le professeur pense que le développement d’une monnaie numérique nationale permettrait de bénéficier des avantages offerts par la blockchain sans en perdre le contrôle.   
     

- LeBoursier : Que pensez-vous de la flambée du Bitcoin et des cryptomonnaies en général depuis le début de l'année ?
 

- Rachid Guerraoui : Il faut toujours voir qu’il y a deux choses. Il y a l’aspect monnaie virtuelle, qui signifie qu’il n’y a pas de billets ni de pièces, mais que l’on peut payer avec. Le second aspect est la décentralisation.

Cette monnaie n’est pas rattachée à une banque. Les banquiers en sont les utilisateurs. Ce deuxième volet selon moi, est pérenne et extraordinaire, parce que c’est quelque part un retour aux origines de l’Internet qui était censé être à la disposition de tout le monde, permettre à tout le monde de communiquer de manière fiable sur tout un tas d’aspects, y compris les transactions financières.

Donc ce second aspect est de mon point de vue, le prolongement du rêve du créateur du web et cela ne partira pas de sitôt. Cela permet plus de transparence, de traçabilité, etc.
 

Sur l'aspect financier, je ne suis pas un expert, mais je sens un engouement pour des solutions alternatives à la monnaie classique. Nous avons toujours eu l’or comme alternative, et là je sens que la monnaie numérique suit cette même direction. De la méfiance est en train d'être remplacée par de l'intérêt, voire de l'engouement. D’ailleurs beaucoup de gouvernements qui étaient hostiles aux monnaies numériques sont en train de reconsidérer leurs positions et se penchent sur le sujet.
 

- Pensez-vous qu’il s’agit d’un épiphénomène ou est-ce parti pour durer ?
 

J’aurais du mal à dire comment cela va évoluer et quels seront les prochains cours du bitcoin.

Ce que l’on voit tous, c’est qu’il valait quelques centimes il y a quelques années et que désormais il atteint des niveaux incroyables, aujourd'hui des dizaines de milliers de dollars.

De plus, des entreprises, dites sérieuses, commencent à investir dedans, donc il semble difficile d’imaginer qu’il s’écroule complètement. Encore une fois, c’est un avis d’observateur, pas de spécialiste de la finance.

Concernant la technologie blockchain en revanche, j’ai la sensation que nous avons mis le doigt dans un engrenage qui est inarrêtable.

Le paiement deviendra garanti et inaltérable. Il n’y a aucune technologie dans le monde qui a reculé.
 

- Bank Al-Maghrib a créé une commission récemment pour étudier les cryptomonnaies et une éventuelle monnaie numérique Banque Centrale. Concrètement, qu’est-ce que cela pourrait apporter au Maroc ?
 

Encore une fois, il y a plusieurs aspects.

Si je commence par l’aspect technologique, ça peut permettre de mettre en œuvre des solutions de confiance numérique décentralisées extraordinaires.

Prenons par exemple les actes notariés. Si l’on imagine que l’on parvient à les représenter sous forme numérique et que ça puisse fonctionner comme fonctionne le Bitcoin aujourd’hui, je pense que l’on peut avoir une confiance largement renforcée.

Ce sera quasi de l’ordre de l’impossible de falsifier un document ou de frauder le fisc en déclarant un faux montant sur la vente d’un bien par exemple, car tout sera écrit de façon claire et infalsifiable dans les mémoires d'un grand nombre d'ordinateurs.
 

On peut très bien imaginer une monnaie virtuelle marocaine, un « e-dirham », qui pourrait être mis en œuvre mais pas de façon décentralisée. Il pourrait apporter des solutions intéressantes sur la résolution des problèmes liées au cash, ce qui rend la corruption beaucoup plus difficile.

A partir du moment où tout devient traçable et infalsifiable, vous éliminez de nombreux problèmes. C’est en soi une manière révolutionnaire de revoir les transactions financières.

C’est comme si le Maroc prenait un raccourci, tout comme une grande partie des gens est passée de l’absence de téléphone au téléphone portable sans passer par le téléphone fixe.

Peut-être que l’on pourrait passer directement à une monnaie virtuelle sans passer par des cartes de crédit ou des chéquiers que nombre de personnes ne possèdent pas.
 

Je pense que l’idée de la commission de BAM est très bonne. Avant d’adopter ou d’interdire quelque chose, il faut comprendre ce que c’est. Je pense que le but de la commission est d'évaluer le pour et le contre en connaissance de cause. 

Si ce genre de monnaie commence à se développer en Afrique, peut être que le Maroc pourrait se positionner comme un pionnier en la matière, à l’instar de l’Estonie en Europe et sous-traiter des services.
 

- Est-ce que selon vous il y a une possibilité que le Maroc adopte cette technologie à grande échelle, surtout en considérant la forte attache au cash ?
 

Concernant l'habitude au cash, je pense que les gens pensent parfois être totalement habitués à quelque chose et arrivent finalement à s’en passer très vite. Donc si les gens voient l’intérêt de passer à une monnaie virtuelle, ils le feront.

Regardez l’essor du mobile dans le pays et la consommation d’Internet, tout est venu très vite. Il est donc important pour un pays comme le Maroc de lancer des expérimentations et des projets technologiques pour voir s’il y a des possibilités de maîtriser ces technologies de façon souveraine.
 

- Quels sont les avantages qu’une monnaie virtuelle Banque Centrale peut avoir sur une cryptomonnaie comme on les connait aujourd’hui ?
 

Le danger du Bitcoin ou d’Ethéreum par exemple, est d’échapper complètement au contrôle de Bank Al-Maghrib et d’instaurer, in fine, une sorte de monnaie parallèle qui pourrait s’avérer dangereuse. Souvenez-vous de la période où Facebook avait voulu lancer le Lybra, sa propre monnaie.

Le gouvernement américain s’est levé en expliquant que le Dollar pouvait être menacé. Il est important, si une telle monnaie alternative devient utilisable, que la banque centrale nationale en soit un acteur de premier plan, sinon, ça peut être dangereux, car imprévisible.

C’est une nécessité si l’on veut de la sécurité sur les échanges, d’avoir une souveraineté sur la monnaie numérique.
 

- Si BAM décidait de lancer sa monnaie virtuelle banque centrale, comme pourrait-elle la déployer dans le pays ?
 

La manière de la déployer serait en soi similaire à Bitcoin sans toutefois que cela soit décentralisé. C’est-à-dire que pour Bitcoin, le détenteur possède un portefeuille avec un mot de passe et vous acheter des Bitcoins.

Avec une monnaie numérique contrôlée par une banque centrale, cela serait similaire. Vous disposez d’un portefeuille numérique et vous achetez du « e-dirham » en convertissant des dirhams.

Vous pourrez donc payer avec lors d’une transaction et les gens que vous allez payer reçoivent des « e-dirham ».

L’une des grosses préoccupations des économistes en général est de ne pas laisser dormir l’argent.

Or, en période de pandémie comme nous le vivons, il y a beaucoup d’argent qui dort, c’est-à-dire des gens qui ont gardé des sous de côté.

Une monnaie virtuelle permet de faciliter et fluidifier les échanges et de moins laisser dormir l’argent.

Car, in fine, c’est juste plus facile de transférer de l’argent virtuel. Faire un virement ou envoyer un chèque sont des processus chronophages alors qu’avec un « e-dirham » cela serait instantané et cela pourrait être effectué par tous les Marocains dans le monde. 
 
- Ne pensez-vous pas que cette désintermédiation financière que permettrait la blockchain, représente la fin des banques commerciales ?
 

Il est clair que la soustraction de cette intermédiation risque de donner un coup aux banques classiques et agences bancaires. Mais ma thèse est que ces dernières sont amenées à disparaître.

Si l’on regarde beaucoup d'endroits dans le monde, il n’y a quasiment plus d’agence bancaire, les gens ne s’y déplacent plus, même pas pour renouveler un crédit car il suffit d'un click pour le faire. Je pense que le Maroc va suivre, donc cette situation sera amenée à s’éteindre de toutes les manières.

Cette technologie ne fera qu’accompagner le mouvement en permettant aux gens de commercer rapidement et de façon fiable.

Le Boursier.ma



Lundi 26 Avril 2021