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Safi, la crue : ce que les catastrophes révèlent et rappellent du Maroc


Le drame de Safi a agi comme un révélateur brutal des fragilités accumulées face à des risques pourtant connus, étudiés et largement anticipables. Entre appels à la prévention numérique, exigences de courage politique et rappel des limites imposées par la nature Naïm Kamal revient sur les moyens disponibles et dépasse l’émotion pour interroger les choix d’aménagement, les priorités publiques et la persistance des inégalités territoriales.



Par Naïm Kamal

Safi, la crue : ce que les catastrophes révèlent et rappellent du Maroc
Le drame de Safi dépasse la seule violence des eaux pour interroger la responsabilité humaine et politique face aux risques connus. Deux articles du Dr Az-Eddine Bennani et du Dr Anwar Cherkaoui rappellent que les crues ne relèvent plus du hasard mais de phénomènes anticipables, cartographiés et documentés.

Le premier, appelant de ses vœux le recours au numérique et à une intelligence artificielle pensée comme outil de détection et de protection civile, il plaide pour un choix politique clair : investir dans la prévention en vue des villes plus sûres et mieux préparées aux risques de demain. Le second, partant de modèles de pays ayant fait le choix de décisions radicales, parfois impopulaires, considère que les autorités politiques doivent décider avant le drame, interdire avant l’effondrement, déplacer avant la noyade.

Encore faudrait-il avoir les moyens de couvrir l’ensemble des zones où le risque peut survenir. Ce qui s’est passé à Safi, pas aussi dramatiquement fort heureusement, d’autres régions du Maroc l’ont connu.

L’imprévisible nature 
Le propre de l’homme depuis qu’il s’est mis à penser est de chercher à dompter la nature et en devenir le maitre. Se jouant souvent des volontés humaines, celle-ci reste capricieuse et imprévisible pour ne pas dire in fine indomptable. Le cyclone Katarina qui a dévasté le 29 août 2005 plusieurs Etats du Sud de la plus grande puissance mondiale toutes catégories en est la démonstration.

Les tsunamis qui ont frappés le Japon en 2011 ou encore l’Indonésie en 2004, appartiennent à ce registre des cas extrêmes. Et plus proche de ce que Safi a vécu, les récentes inondations qui ont surpris des pays européens, notamment l’Espagne en 2024, laissant derrière elles 230 morts. Attribuées au réchauffement climatique, elles indiquent combien le risque zéro n’existe pas.

Le risque total demeure toutefois, contre vents et pluies, sinon évitable, limitable. C’est là que les exemples convoqués par Anwar Cherkaoui sont instructifs. Ceux des Pays-Bas, de la Chine et du Japon, induisent une question centrale : celle du courage politique de décider avant la catastrophe que certains territoires ne puissent être durablement habités.

Plus facile à dire qu’à faire.

Dompter les fleuves sans prétendre dominer la nature
Reste la solution de dompter les cours d’eau. L’exemple de la France avec la Seine est à ce titre édifiant : sans vraiment « maîtriser » les crues du grand fleuve, les Français, notamment après la grande crue de 1910, ont mis en place des systèmes de prévention et des ouvrages pour réguler le débit à l’amont de Paris. Sans pour autant mettre la capitale française entièrement à l’abri. A chaque montée des eaux à laquelle le Zouave du Pont de l’Alma sert de repère, l’alerte est donnée drainant dans son sillage des interrogations angoissées.

Mais faut-il vraiment aller chercher à l’étranger des modèles de maîtrise des eaux, alors même que le Maroc s’est illustré très tôt, et continue de le faire, comme un pays pionnier en la matière.  Deux exemples nationaux suffisent à rappeler cette précocité et une expertise reconnue.

Sur les rives du Bouregreg, à Rabat-Salé, la mémoire collective des générations antérieures à la construction, en 1974, du Barrage Sidi Mohammed Ben Abdellah, reste marquée par des crues récurrentes. Elles submergeaient périodiquement la vallée, atteignaient parfois les zones habitées et interrompaient la circulation routière et ferroviaire entre les deux villes jumelles. La mise en service de cet ouvrage structurant a profondément modifié cette réalité, en remplissant une double fonction stratégique : sécuriser l’approvisionnement en eau potable de deux grandes régions, Rabat et Casablanca, tout en jouant le rôle de digue contre les crues du Bouregreg.

Plus au nord, la région du Gharb a longtemps été exposée aux débordement du Sebou, fleuve capricieux dont les crues mettaient régulièrement de vastes zones agricoles et urbaines sous la menace. Là encore, le Maroc a opté pour une approche combinant prévention des risques et valorisation des ressources. La construction de plusieurs barrages majeurs sur le Sebou et ses affluents, notamment Idriss 1er, Allal El Fassi et Al Wahda, a permis d’atténuer significativement l’intensité de certaines inondations. Ces infrastructures, sans abolir le risque lors d’épisodes pluvieux exceptionnels, ont néanmoins renforcé la capacité de régulation hydraulique tout en assurant l’irrigation et l’alimentation en eau potable de vastes territoires.


L’arbitrage difficile du décideur public
Face à ce type de risque, il faut le dire sans détour, parfois au prix d’un certain cynisme : dans une économie intermédiaire, le décideur public se trouve en permanence dans la position inconfortable d’un médecin  appelé à évaluer, avant toute prescription, le rapport entre bénéfices attendus et coûts supportables. Chaque investissement sollicité dans la prévention entre en concurrence avec d’autres urgences sociales, économiques ou territoriales, rendant l’arbitrage aussi nécessaire que politiquement sensible.

Pour autant, cette contrainte ne saurait exonérer les autorités compétentes de leurs responsabilités. L’état des lieux met clairement en cause certains choix d’aménagement, la persistance de l’habitat informel et/ou insalubre, notamment dans les vieilles médinas. Ces espaces, porteurs d’un patrimoine riche et authentique, se sont progressivement transformés, pour beaucoup d’entre eux, en refuges de la précarité et en foyers aigues de vulnérabilité. Certes, le Maroc a engagé très tôt une politique de lutte contre l’habitat insalubre, en lui dédiant une agence spécialisée, et dans sa suite a engagé un programme de villes sans bidonvilles. Mais l’ampleur des besoins dépasse encore largement les réponses apportées, sans parler du déficit de contrôle criant,  tragiquement révélé par l’effondrement récent de deux immeubles à Fès.

Mais au-delà de ces drames successifs, celui de Fès comme celui de Safi, indiquent une récurrence des expressions de la précarité et laissent transparaitre une fois de trop une réalité structurelle : celle d’un Maroc à deux vitesses. Une fracture territoriale et sociale que le Roi Mohammed VI a dénoncée avec force dans son dernier discours du Trône, et que les catastrophes naturelles, en frappant d’abord les plus vulnérables, ne font que mettre cruellement en lumière.



Vendredi 19 Décembre 2025