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7 Mai 2025 - écrit par sylvina neri - Lu 19 fois

Transport maritime au Maroc : entre dépendance extérieure et potentiel logistique

Le secteur maritime marocain présente un paradoxe fascinant qui mérite une analyse approfondie : d'un côté, le Royaume s'impose comme une plateforme logistique majeure sur l'échiquier mondial grâce à des infrastructures portuaires ultramodernes et une position géostratégique enviable ; de l'autre, il manifeste une dépendance structurelle préoccupante vis-à-vis des armateurs étrangers pour le transport de ses propres marchandises. Cette configuration dichotomique façonne la politique maritime nationale et soulève des questions cruciales sur l'autonomie économique et la souveraineté logistique du pays.


Transport maritime au Maroc : entre dépendance extérieure et potentiel logistique
La dépendance extérieure : une réalité structurante du commerce marocain

L'asymétrie fondamentale qui caractérise le transport maritime marocain se matérialise par une mainmise quasi totale des armateurs internationaux sur les flux commerciaux du pays. Les grandes alliances mondiales – 2M, Ocean Alliance et THE Alliance – exercent un monopole de fait sur l'acheminement des marchandises marocaines, reléguant les opérateurs nationaux à un rôle marginal. Les chiffres illustrent sans ambiguïté cette domination écrasante : moins de 2% du commerce extérieur marocain transite par des navires battant pavillon national, tandis que plus de 98% des marchandises sont transportées par des flottes étrangères.

Cette configuration n'est pas sans conséquences pour l'économie marocaine. La plus significative réside dans l'impossibilité pour les acteurs locaux d'influencer significativement la fixation des taux de fret, renforçant ainsi la vulnérabilité du pays aux fluctuations tarifaires internationales. La période post-Covid a particulièrement mis en lumière cette fragilité, avec une explosion spectaculaire des coûts de transport qui a impacté directement la compétitivité des exportateurs marocains et le pouvoir d'achat des consommateurs locaux.
L'érosion progressive de la flotte marchande nationale constitue l'une des causes profondes de cette dépendance.

Le déclin de la Compagnie Marocaine de Navigation (COMANAV) après sa privatisation en 2007 et l'impact délétère de la politique "Open Sea" adoptée en 2006 ont considérablement affaibli les capacités maritimes du pays. Le registre d'immatriculation classique marocain, handicapé par un manque de compétitivité face aux pavillons de complaisance, n'a pas permis d'enrayer cette tendance baissière. Résultat : un nombre limité de navires commerciaux sous pavillon marocain et un tonnage global insuffisant pour peser dans les négociations tarifaires ou garantir des capacités adéquates en période de tension.
Les implications économiques de cette dépendance sont substantielles. 

Le paiement du fret maritime aux compagnies étrangères engendre une hémorragie considérable de devises, avec des estimations prudentes situant les dépenses annuelles du Maroc dans une fourchette de 2 à 4 milliards de dollars (1,8 à 3,6 milliards d'euros), un montant qui peut sensiblement augmenter lors des périodes de forte hausse tarifaire. Cette sortie nette de devises grève la balance des paiements du pays et amplifie les déséquilibres commerciaux préexistants.

Au-delà de l'aspect financier, cette configuration induit une vulnérabilité stratégique non négligeable. Le Maroc se retrouve tributaire d'opérateurs étrangers pour l'acheminement de produits essentiels comme les hydrocarbures, les céréales ou les intrants industriels. Cette situation limite considérablement sa marge de manœuvre en cas de crise géopolitique ou de perturbations majeures des chaînes d'approvisionnement mondiales, comme l'a démontré la pandémie de Covid-19 ou les tensions actuelles dans certaines zones maritimes stratégiques.

Le potentiel logistique : un atout stratégique majeur en constante évolution

En contraste saisissant avec cette dépendance maritime, le Maroc a développé un écosystème portuaire et logistique de classe mondiale qui positionne le Royaume comme un hub incontournable à l'intersection de plusieurs routes commerciales majeures. Cette transformation s'appuie sur des investissements colossaux et une vision stratégique claire qui ont métamorphosé le paysage portuaire national.

Le complexe Tanger Med incarne cette ambition logistique avec une éloquence particulière. Inauguré en deux phases distinctes (2007 pour Tanger Med 1 et 2019 pour Tanger Med 2), ce méga-port affiche des performances qui le classent parmi les infrastructures portuaires les plus compétitives au niveau mondial. Avec une capacité dépassant les 10 millions d'EVP (Équivalent Vingt Pieds), il trône au sommet du classement africain et méditerranéen et figure dans le top 20 des ports à conteneurs mondiaux.

 Sa connectivité exceptionnelle – desserte d'environ 180 ports dans près de 70 pays – en fait une plateforme de transbordement prisée par les grandes lignes maritimes internationales.

Le dynamisme infrastructurel marocain ne se limite pas à Tanger Med. Un ambitieux programme de modernisation a transformé les ports de Casablanca, Jorf Lasfar et Agadir, augmentant significativement leurs capacités pour divers types de trafics (conteneurs, vrac, Ro-Ro). Cette évolution s'inscrit dans une vision prospective matérialisée par la Stratégie Portuaire 2030, qui prévoit des investissements de 75 milliards de dirhams pour renforcer encore le maillage portuaire national.

Des projets structurants comme Nador West Med, conçu pour consolider la présence marocaine en Méditerranée, et Dakhla Atlantique, visant à ouvrir de nouvelles perspectives vers l'Atlantique Sud et l'Afrique de l'Ouest, témoignent de cette ambition expansionniste. Ces développements exploitent intelligemment la position géographique privilégiée du Maroc, à la confluence des routes maritimes majeures et au cœur du détroit de Gibraltar, véritable carrefour des échanges mondiaux.

L'approche marocaine se distingue par son caractère intégré. Les infrastructures portuaires s'articulent avec des zones logistiques et industrielles spécialement aménagées, créant des écosystèmes complets facilitant les flux commerciaux. Les zones franches et industrielles adossées aux ports – Tanger Free Zone, Tanger Automotive City, Kenitra Atlantic Free Zone – ont catalysé l'implantation d'investissements directs étrangers dans des secteurs orientés vers l'export comme l'automobile, l'aéronautique ou le textile. Ces industries tirent directement profit de l'efficacité logistique portuaire, raccourcissant les délais et optimisant les coûts de transport.

La connectivité terrestre n'est pas en reste dans cette équation logistique. Le développement d'infrastructures routières et ferroviaires de qualité assure une liaison fluide entre les ports et l'arrière-pays, facilitant l'acheminement des marchandises vers les zones de production et de consommation. Cette approche multimodale renforce l'attractivité globale de la proposition logistique marocaine.

Cette dynamique s'inscrit dans une volonté politique affirmée de faire de la logistique un levier de développement économique, comme en témoigne la Stratégie Nationale de Développement de la Compétitivité Logistique. L'objectif clairement énoncé est de transformer le Maroc en hub régional incontournable, capable de capter et redistribuer les flux de marchandises à l'échelle continentale.

L'interaction complexe : une dualité aux implications multidimensionnelles

La coexistence d'une infrastructure portuaire de pointe et d'une dépendance maritime prononcée crée une configuration singulière qui mérite d'être analysée dans ses interactions et contradictions. L'excellence logistique marocaine agit, dans une certaine mesure, comme atténuateur partiel de la dépendance aux transporteurs étrangers. 

L'attractivité et l'efficience de Tanger Med et des autres ports nationaux incitent les grandes lignes maritimes à desservir régulièrement le Maroc, assurant une connectivité satisfaisante et exerçant une pression concurrentielle relative sur les taux de fret depuis et vers le territoire national, même si ces services sont assurés par des opérateurs étrangers.

La performance de l'ensemble de la chaîne logistique – ports, zones industrielles, liaisons terrestres – améliore indéniablement la compétitivité des entreprises marocaines en compensant partiellement les surcoûts liés à l'absence de flotte nationale. Cette efficience opérationnelle permet d'optimiser les délais et de fiabiliser les expéditions, facteurs cruciaux pour l'intégration dans les chaînes de valeur mondiales.

Néanmoins, un paradoxe fondamental persiste : alors que le Maroc facilite le commerce mondial via ses infrastructures de transbordement, il peine à maîtriser le transport de son propre commerce international. 
Cette situation révèle les limites intrinsèques du modèle actuel. Même avec des ports ultraperformants, la dépendance structurelle vis-à-vis des décisions stratégiques des grands armateurs mondiaux demeure incontournable. Ces derniers conservent un pouvoir décisionnel prépondérant sur des aspects critiques comme l'établissement de dessertes directes versus feeders, l'allocation d'espace sur les navires ou la tarification des services.

Par ailleurs, la valeur ajoutée captée par l'économie marocaine reste principalement concentrée sur l'infrastructure et la logistique terrestre/portuaire, avec une faible appropriation des maillons liés au transport maritime proprement dit. Cette répartition asymétrique de la valeur limite le potentiel de développement économique lié au secteur maritime dans son ensemble.

Des synergies potentielles pourraient néanmoins émerger de cette configuration. Le volume considérable de trafic généré par les hubs logistiques marocains crée des opportunités pour le développement de services maritimes annexes à forte valeur ajoutée : réparation navale, avitaillement, services juridiques et financiers spécialisés dans le maritime. Ces activités pourraient redynamiser l'industrie navale nationale et créer un écosystème maritime plus complet.

De même, l'infrastructure portuaire existante pourrait servir de base au développement de lignes de "short-sea shipping" ou de cabotage opérées par des acteurs nationaux, à condition que le cadre réglementaire et fiscal devienne suffisamment incitatif pour attirer les investissements requis.

Perspectives : vers un rééquilibrage progressif et stratégique

Face à cette dualité, plusieurs stratégies se dessinent pour permettre au Maroc de consolider ses acquis logistiques tout en réduisant sa vulnérabilité maritime. La poursuite de l'excellence logistique demeure une priorité incontournable. 

Maintenir un rythme d'investissement soutenu dans les infrastructures portuaires et logistiques est essentiel pour que le Maroc conserve son attractivité et sa compétitivité dans un environnement mondial marqué par une concurrence exacerbée entre hubs régionaux.
Parallèlement, la création d'un registre international marocain (pavillon bis) constitue une piste prometteuse pour redynamiser la flotte nationale.

En rendant l'enregistrement de navires au Maroc plus attractif pour les armateurs nationaux et étrangers, ce dispositif pourrait contribuer à réduire progressivement la dépendance directe vis-à-vis des pavillons étrangers et à développer une expertise maritime locale.
Le développement de niches spécifiques représente également une approche pragmatique pour les armateurs marocains. En se concentrant sur des segments comme le cabotage national, le short-sea shipping vers l'Europe et l'Afrique de l'Ouest ou les services de ferry, les opérateurs locaux pourraient acquérir l'expertise et la masse critique nécessaires avant d'envisager une expansion vers des marchés plus concurrentiels.

Une politique industrielle maritime ambitieuse, soutenant la construction et la réparation navale locale, permettrait au Maroc de capter une part plus importante de la valeur générée par le trafic maritime. 

Cette approche s'inscrirait dans la stratégie plus large de développement industriel et de création d'emplois qualifiés poursuivie par le Royaume.

Ces orientations stratégiques devront toutefois surmonter des défis considérables. La concurrence mondiale est féroce, tant au niveau des hubs logistiques que des pavillons attractifs. Les investissements requis sont massifs et continus, nécessitant une mobilisation durable des ressources publiques et privées. La mise en place d'un cadre réglementaire et fiscal stable et incitatif pour le secteur privé maritime constitue également un prérequis incontournable pour attirer les investissements nécessaires. 

Enfin, la formation de compétences spécialisées pour l'ensemble de la chaîne de valeur maritime et logistique représente un enjeu crucial pour la pérennité de cette transition.

Conclusion 

Le Maroc se trouve aujourd'hui à la croisée des chemins dans son rapport à la mer. Le Royaume a indéniablement réussi à transformer ses atouts géographiques en un potentiel logistique de premier ordre, s'imposant comme un maillon essentiel des chaînes d'approvisionnement mondiales. Cependant, cette réussite remarquable coexiste avec une dépendance persistante envers les transporteurs étrangers pour ses propres échanges commerciaux. 

L'enjeu fondamental pour le Maroc est désormais de poursuivre son excellence comme hub logistique tout en déployant des politiques ciblées et réalistes pour réduire sa vulnérabilité et capter davantage de valeur ajoutée du transport maritime. Ce n'est qu'à cette condition qu'il pourra pleinement maîtriser son destin économique sur les océans et consolider son statut de puissance maritime émergente.