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Une prière pour les unir tous ? Quand les Émirats deviennent le Vatican du désert


Rédigé par La rédaction le Lundi 21 Juillet 2025

Les religions abrahamiques sont-elles en voie d’unification sous couvert de dialogue interreligieux ? Analyse des enjeux spirituels et géopolitiques de l’initiative émiratie.



​Un appel commun à la paix : sincérité religieuse ou stratégie politique ?

Une prière pour les unir tous ? Quand les Émirats deviennent le Vatican du désert
Quand les Émirats Arabes Unis lancent des appels à la prière collective ou bâtissent une « Maison des familles abrahamiques », ils le font avec une ambition affichée : construire un pont entre les trois grandes religions monothéistes issues d’Abraham, le judaïsme, le christianisme et l’islam. Une noble intention en apparence. Mais comme tout projet d’union religieuse porté par un État, cette initiative suscite interrogations, prudence et, parfois, méfiance.

Dans le désert des apparences, ce qui se présente comme un oasis de fraternité pourrait cacher des mirages idéologiques ou des intérêts plus profanes qu’il n’y paraît.

​La prière du jeudi : un rituel universel face à la pandémie

Peu connue du grand public, la « prière du jeudi » lancée par les Émirats pendant la pandémie de COVID-19 fut l’un des premiers jalons d’un projet interreligieux plus vaste. Il s’agissait, dans un monde à l’arrêt, d’unir l’humanité par un même souffle de recueillement, au-delà des dogmes et des doctrines. Cette initiative, admirable sur le plan spirituel, associa même des rabbins et des pasteurs aux imams dans une prière collective à distance.

Le choix du jeudi, à mi-chemin entre le vendredi sacré musulman et le dimanche chrétien, n’était pas anodin. Il traduisait une volonté symbolique d’installer un terrain neutre, une zone spirituelle commune, dans un monde fracturé. Mais cette neutralité religieuse soulève une question fondamentale : peut-on unir les rites sans dissoudre les identités ?

​Abraham, figure d’unité ou étendard d’un nouveau syncrétisme ?

Les trois religions monothéistes reconnaissent Abraham comme leur père spirituel. Le Coran en fait un hanîf, un croyant monothéiste pur, ni juif ni chrétien. Les Évangiles le citent en exemple de foi. Le judaïsme en fait le patriarche fondateur. Dès lors, Abraham est devenu le dénominateur commun d’un projet théologique d’unité. Mais cette unité est-elle théologique ou géopolitique ?

Car si Abraham unit les récits, les chemins spirituels qui en découlent divergent profondément. Unir au nom d’Abraham, c’est risquer de gommer la richesse des différences au profit d’un discours lissé, consensuel, aseptisé. C’est aussi faire d’un homme de foi une bannière pour des causes qui, parfois, dépassent la foi.

​Le rêve abrahamique : vers une religion unique pour un monde globalisé ?

Depuis les années 1990, dans l’ombre des think tanks néo-conservateurs américains, germe une idée qui prend de l’ampleur : créer une spiritualité mondiale post-confessionnelle qui unifierait les lois divines sous une même bannière. Cette pensée, qui s’inscrit dans un monde globalisé, voit dans les conflits religieux un obstacle à la stabilité géopolitique.

Dans cette logique, l’unité abrahamique apparaît comme un moyen de pacifier les peuples en les amenant à une foi commune, douce, neutre, compatible avec les intérêts diplomatiques des grandes puissances. Ce projet est soutenu par des institutions interreligieuses, des accords comme ceux dits "d’Abraham", et des forums sur la paix… financés et organisés par les mêmes acteurs politiques.

​La Maison des familles abrahamiques : symbole de paix ou laboratoire religieux ?

À Abou Dhabi, un complexe monumental est sorti de terre : la Maison des familles abrahamiques. Mosquée, synagogue et église y cohabitent côte à côte, dans un même espace, sous une même philosophie. Ce lieu, qui devrait accueillir visiteurs et fidèles, se veut un laboratoire d’expérimentation spirituelle.

Le message est puissant. Visuellement, l’unité saute aux yeux. Mais en creux, les critiques grondent. Faut-il créer des espaces neutres pour faciliter le dialogue ou risquent-ils de normaliser une forme de relativisme religieux où toutes les vérités se valent… jusqu’à perdre leur substance ? Les sceptiques y voient un panthéon moderne où l’on sacrifie les dogmes au profit de la diplomatie.

​Les Émirats, architectes d’un nouvel ordre spirituel ?

Les Émirats ne se contentent pas de construire des bâtiments ou de lancer des prières virtuelles. En 2014, ils ont fondé le « Forum pour la promotion de la paix dans les sociétés musulmanes » sous l’égide du cheikh Abdullah bin Bayyah, figure respectée de l’islam soufi modéré. En 2019, le « Pacte de la nouvelle vertu » fut signé à Abou Dhabi, réunissant des dignitaires musulmans, chrétiens et juifs.

Ces initiatives témoignent d’une volonté sincère de dépassement des conflits. Mais elles s’accompagnent aussi d’une architecture discursive très cadrée : pas de sujets qui fâchent, pas d’interrogations sur les dogmes, pas de critique de l’histoire. La paix se veut consensuelle, apaisée… mais peut-être trop silencieuse sur les enjeux profonds.

​Dialogue ou dilution ?

La prière abrahamique, comme idéal d’unité, peut toucher les cœurs. Mais si elle devient instrumentalisée, elle risque de se transformer en rituel vide, vidé de sa force spirituelle. Le dialogue interreligieux, quant à lui, ne doit pas devenir une simple vitrine. Il doit être sincère, exigeant, traversé par des questions parfois inconfortables, mais essentielles.

Le danger n’est pas dans la rencontre, mais dans l’effacement. La paix n’est pas l’uniformité. Elle réside dans la capacité à se parler sans se confondre, à prier côte à côte sans fusionner, à croire différemment sans s’exclure.

​Le Maroc et la sagesse du juste milieu

Dans ce concert religieux en recomposition, le Maroc, terre d’islam modéré et de traditions soufies, peut jouer un rôle crucial. Le Royaume a, depuis des siècles, favorisé la cohabitation pacifique entre juifs et musulmans, et plus récemment avec les chrétiens. La Commanderie des Croyants en est le garant spirituel.

À l’heure où les grandes puissances instrumentalisent la foi, le Maroc pourrait rappeler que la spiritualité ne se décrète pas par décret ni ne s’édifie dans le marbre froid des mégastructures. Elle se vit au quotidien, dans l’humilité d’un imam de quartier, dans la sagesse d’un rabbin marocain, dans le silence d’un cloître berbère.

Le père des croyants n’a jamais rêvé de diplomatie. Il a simplement cru, marché, prié. Unir les religions au nom d’Abraham ne doit pas signifier les instrumentaliser. Car si la paix est une vertu, elle ne saurait être une stratégie. Que le dialogue triomphe, oui. Mais sans trahir les voix silencieuses qui, depuis des siècles, prient chacun dans leur langue, leur livre et leur lumière.

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Lundi 21 Juillet 2025