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Vers une gouvernance alternative de l’IA : marché, culture et bien commun


Par Dr Az-Eddine Bennani & Dr Pascal Jollivet.

L’échange approfondi mené avec un collègue, professeur d’économie à Sorbonne Universités/UTC, a mis en lumière une question fondamentale pour l’avenir de l’intelligence artificielle : peut-on imaginer un modèle de gouvernance de l’IA qui échappe aux logiques privatives, prédatrices et centralisées qui dominent aujourd’hui ?

Le cas d’OpenAI, passé en quelques années d’un projet orienté vers le bien commun à une structure pilotée par de puissants acteurs financiers, symbolise ce basculement.

Mais au-delà de cet exemple, notre discussion a révélé une problématique plus profonde : le cadre techno-politique qui encadre le développement de l’IA reproduit des schémas économiques, organisationnels et cognitifs qui déterminent sa finalité.

Nous avons également observé que les dérives de gouvernance ne concernent pas uniquement les grandes entreprises technologiques.

Elles apparaissent aussi dans des structures associatives ou collectives lorsque la transparence, la délibération, la rotation et l’ouverture ne sont pas garanties. De cette double analyse économique et organisationnelle émerge une interrogation centrale : l’IA peut-elle être gouvernée selon un modèle réellement ouvert, démocratique, territorial et culturellement situé ?

Cette contribution tente de répondre à cette question, au cœur de notre dialogue.



Le modèle dominant : une gouvernance privative et prédatrice

Vers une gouvernance alternative de l’IA : marché, culture et bien commun
Ce qui a été discuté converge sur un point essentiel : la gouvernance dominante du numérique suit une trajectoire récurrente. D’abord un lancement sous l’étiquette du bien commun ; puis une montée en puissance de capitaux privés ; ensuite une transformation des statuts ; enfin une capture du pouvoir décisionnel et une orientation vers la maximisation du marché, de la valeur et du contrôle.

Ce modèle repose sur les piliers du capitalisme numérique : centralisation des infrastructures de calcul, intégration verticale, captation des données, dépendance aux plateformes globales.

​Les dérives au-delà du marché : une question générale de gouvernance

Notre réflexion montre que ces dérives ne sont pas propres aux entreprises privées. Elles apparaissent également dans les associations et collectifs lorsque certains mécanismes manquent : personnalisation de la gouvernance, noyau décisionnel fermé, absence de rotation, manque de transparence, gestion informelle ou opaque, marginalisation des compétences externes.

Le véritable enjeu est la fermeture de la gouvernance, quelle que soit la structure.

L’alternative :
une gouvernance systémique, ouverte et culturellement située
C’est le cœur conceptuel de ce qui a été discuté : une IA différente exige une gouvernance différente.

Une IA culturellement située.

Notre dialogue a insisté sur le rôle déterminant de la langue, de la culture et de l’imaginaire dans la formation des IA. Une IA entraînée principalement en anglais adopte un cadre cognitif façonné par cette langue, même traduite.

Une IA africaine, méditerranéenne, amazighe ou francophone n’est pas une simple adaptation : elle constitue une autre manière de représenter le monde. Nous partageons l’idée qu’il n’existe pas une IA universelle, mais un plurivers d’IA enracinées dans leurs histoires, leurs langues et leurs cultures.

​Une gouvernance distribuée et transparente

Pour éviter les dérives observées partout, une gouvernance alternative doit s’appuyer sur la rotation des responsabilités, une transparence intégrale, des comités éthiques indépendants, une réelle collégialité décisionnelle, une co-gouvernance entre régions, universités, associations, entreprises et citoyens, ainsi que des infrastructures souveraines ou territoriales.

C’est l’essence d’une gouvernance systémique, plus juste et plus robuste.

​Une IA à finalités multiples et non exclusivement marchandes

Une IA non marchande n’est pas une IA anti-économique : c’est une IA affranchie de la finalité unique du profit. Elle peut servir l’éducation, les langues, la culture, l’inclusion, la souveraineté, la mémoire collective, l’innovation frugale, le développement régional ou la coopération internationale.

C’est ce que nous appelons une IA civilisationnelle, orientée vers le monde plutôt que vers le marché.

​Acculturer une IA : mécanismes clés

Deux questions sous-jacentes, discutées ensemble, méritent d’être posées.

- La première : comment acculturer une IA ?
- La seconde : que signifie réellement “inscrire une culture” dans un modèle mathématique ?

Plusieurs leviers permettent de comprendre ce processus :

- Par les corpus d’apprentissage, les savoirs, récits, langues et imaginaires locaux façonnent la vision du modèle ;
- par les langues d’entraînement, changer de langue change la manière dont l’IA structure le monde ;
- par les objectifs de conception, une IA pédagogique ou culturelle n’a pas les mêmes paramètres qu’une IA optimisée pour la rentabilité ou la captation attentionnelle ;
- par la gouvernance, ce sont les valeurs et priorités fixées par la gouvernance qui orientent la forme culturelle que prend l’IA.

Ce qui a été discuté montre clairement que la gouvernance est le cœur politique, culturel et civilisationnel de l’IA.

Une gouvernance privative fabrique une IA-marchandise. Une gouvernance ouverte fabrique une IA bien commun.

L’avenir de l’IA dépend de notre capacité collective à imaginer des modèles de gouvernance systémiques, démocratiques, territoriaux, pluriversels, souverains et enracinés dans les cultures.

Changer la gouvernance, c’est changer l’IA. Changer l’IA, c’est changer notre rapport au monde.

Par Dr Az-Eddine Bennani & Dr Pascal Jollivet


Vendredi 28 Novembre 2025