L'ODJ Média plonge dans l'économie bleue
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07/05/2025
Le paysage maritime marocain se trouve à la croisée des chemins stratégiques, confronté à une dialectique complexe entre les impératifs de souveraineté nationale et les réalités d'un marché mondial hautement concurrentiel. Après une période prolongée de libéralisation ayant conduit à la quasi-disparition du pavillon national, des signaux politiques convergents suggèrent désormais une volonté étatique de reconquête maritime. Cette inflexion stratégique, cristallisée dans les récentes orientations royales et les déclarations ministérielles, traduit une prise de conscience réaliste face aux vulnérabilités structurelles que l'absence d'une flotte nationale génère pour l'économie marocaine.
L'histoire récente de l'armement maritime marocain s'apparente à une descente inexorable depuis son apogée relative sous l'égide de la Compagnie Marocaine de Navigation (COMANAV) publique. Cette entreprise nationale, bien qu'imparfaite dans sa gouvernance et son efficacité opérationnelle, garantissait néanmoins une certaine présence du pavillon marocain sur les routes maritimes internationales. Le tournant libéral incarné par la politique "Open Sea" en 2006, suivie de la privatisation de la COMANAV en 2007, a précipité le démantèlement progressif des capacités d'armement national. La conséquence directe de ces choix politiques se matérialise aujourd'hui dans un chiffre éloquent : moins de 2% du trafic maritime national s'effectue sous pavillon marocain, reléguant le royaume au rang de simple spectateur de sa propre connectivité maritime.
Cette marginalisation du pavillon national constitue l'aboutissement logique d'un modèle économique qui a privilégié la libéralisation sans accompagnement stratégique, exposant ainsi un secteur hautement capitalistique aux forces asymétriques d'un marché dominé par des acteurs internationaux disposant d'économies d'échelle considérables et d'avantages fiscaux inégalables.
La dépendance quasi-totale envers les armateurs étrangers génère des externalités négatives significatives pour l'économie marocaine, dont l'impact se révèle particulièrement saillant dans quatre dimensions distinctes mais interconnectées.
Premièrement, la balance des paiements subit une pression structurelle considérable. Le poste "Transports Maritimes" affiche un déficit chronique qui s'est établi à -19,8 milliards de dirhams en 2024, après avoir atteint un pic à -21 milliards en 2022 selon les données de l'Office des Changes. Ces chiffres représentent une hémorragie de devises au profit d'armateurs étrangers qui captent la valeur ajoutée générée par le commerce extérieur marocain.
Deuxièmement, la crise mondiale de la supply chain consécutive à la pandémie de Covid-19 a démontré la vulnérabilité extrême du Maroc face aux chocs exogènes affectant les marchés du fret. La flambée sans précédent des taux de fret en 2021-2022 a directement impacté les coûts d'importation et d'exportation, contribuant aux pressions inflationnistes et érodant la compétitivité des exportateurs marocains sans qu'aucun mécanisme d'atténuation national ne puisse être mobilisé.
Troisièmement, cette configuration engendre un déficit de souveraineté économique particulièrement préoccupant. L'incapacité à garantir, par ses propres moyens, l'acheminement de biens stratégiques – qu'il s'agisse des importations alimentaires essentielles, des approvisionnements énergétiques ou des exportations cruciales comme les phosphates – place le Maroc dans une position de vulnérabilité géopolitique difficilement compatible avec ses ambitions régionales et continentales.
Enfin, l'absence d'un écosystème maritime national robuste entraîne une fuite considérable de valeur ajoutée et d'emplois qualifiés. Les revenus substantiels générés par le transport maritime international des marchandises marocaines échappent intégralement à l'économie nationale, privant le pays d'un segment à haute valeur ajoutée dans la chaîne logistique globale.
Face à ce constat, une inflexion significative du discours politique marocain s'est progressivement manifestée, particulièrement depuis la pandémie qui a exacerbé les fragilités des chaînes logistiques mondiales. La souveraineté économique, industrielle et logistique s'est imposée comme un leitmotiv des orientations stratégiques, trouvant un écho particulier dans les directives royales récentes.
Le Nouveau Modèle de Développement (NMD), présenté en 2021, avait déjà posé les jalons conceptuels d'une réappropriation des leviers stratégiques nationaux, intégrant l'économie bleue parmi les potentiels insuffisamment exploités. Toutefois, c'est véritablement le discours royal du 6 novembre 2023, prononcé à l'occasion du 48e anniversaire de la Marche Verte, qui a explicitement formalisé cette ambition maritime. Le Souverain y appelait sans ambiguïté à la constitution d'une flotte nationale de marine marchande "forte et compétitive", inscrivant cette orientation dans une vision géostratégique plus large relative à la façade atlantique du Sahara marocain et à son potentiel structurant pour l'intégration africaine.
Cette impulsion royale a rapidement trouvé une traduction opérationnelle dans les orientations ministérielles. Mohammed Abdeljalil, alors ministre des Transports et de la Logistique, présentait en octobre 2024 une stratégie ambitieuse visant à doter le Maroc d'une flotte nationale de 100 navires à l'horizon 2040. Cette annonce chiffrée témoigne d'une vision à long terme qui dépasse les considérations conjoncturelles pour s'inscrire dans une transformation structurelle du positionnement maritime marocain. Son successeur, Abdessamad Kayouh, a maintenu cette dynamique en présidant au premier trimestre 2025 plusieurs réunions stratégiques impliquant le cabinet Boston Consulting Group (BCG) chargé d'élaborer une feuille de route détaillée pour concrétiser cette ambition.
La mobilisation d'expertises internationales, matérialisée par la mission confiée à BCG depuis fin 2023, témoigne d'une approche méthodique visant à diagnostiquer précisément les contraintes actuelles et à élaborer des scénarios de développement réalistes. Cette démarche tranche avec certaines initiatives passées caractérisées par leur insuffisante préparation technique et économique.
Néanmoins, un élément crucial demeure encore en suspens : la création d'un Registre International Marocain (Registre Bis). Considéré unanimement comme la pierre angulaire de toute stratégie de relance maritime nationale, ce cadre juridique et fiscal adapté n'a pas encore fait l'objet d'une formalisation législative. D'après les informations disponibles à ce jour, aucun projet de loi spécifique n'a été adopté ou même présenté officiellement, bien que des discussions préliminaires suggèrent que ce dispositif soit envisagé comme un levier essentiel de la stratégie gouvernementale.
La matérialisation de cette ambition maritime nationale soulève nécessairement la question de la forme institutionnelle, juridique et opérationnelle que pourrait revêtir ce futur armateur stratégique marocain. Plusieurs configurations émergent des analyses sectorielles et des expériences internationales comparables.
La reconstitution d'une compagnie publique à l'image de l'ancienne COMANAV paraît peu probable dans le contexte économique actuel. L'orthodoxie libérale qui caractérise la politique économique marocaine et les contraintes budgétaires actuelles militent contre un retour à un modèle étatique intégral, susceptible de reproduire les inefficiences opérationnelles historiquement constatées.
L'hypothèse d'un Partenariat Public-Privé (PPP) émerge comme le scénario privilégié par de nombreux observateurs sectoriels. Cette formule hybride permettrait de conjuguer l'impulsion politique et les garanties étatiques avec l'agilité opérationnelle et la discipline financière du secteur privé. Le modèle marocain des PPP, déjà éprouvé dans d'autres secteurs infrastructurels comme les ports et les autoroutes, offrirait un cadre institutionnel adapté aux spécificités du transport maritime.
Enfin, une troisième option consisterait en la constitution d'un consortium d'acteurs privés marocains soutenus par des garanties étatiques constitue une voie alternative. Cette approche pourrait mobiliser les capacités financières considérables des institutions bancaires et d'assurance marocaines, en association avec des industriels nationaux ayant des intérêts directs dans la sécurisation de leurs flux logistiques.
Quelle que soit la formule retenue, la définition précise du périmètre opérationnel de ce futur armateur constitue un élément déterminant de sa viabilité. Une approche graduelle et ciblée semble s'imposer face aux contraintes d'un marché hautement concurrentiel.
Les segments prioritaires identifiés dans les discussions préliminaires concernent principalement le transport des importations vitales (céréales, hydrocarbures) et des exportations stratégiques (phosphates, produits agricoles). Cette orientation nécessiterait l'acquisition ou l'affrètement de vraquiers, de navires-citernes, de chimiquiers spécialisés et potentiellement de porte-conteneurs réfrigérés adaptés aux exportations agricoles.
Le cabotage national constitue également un segment potentiellement structurant, particulièrement dans l'optique de désengorger les corridors routiers saturés et de renforcer l'intégration économique des provinces du Sud. Des navires roll-on/roll-off (Ro-Ro) et des porte-conteneurs de faible capacité seraient alors nécessaires pour assurer ces liaisons inter-ports marocaines.
Enfin, le développement du Short-Sea Shipping vers l'Europe du Sud et l'Afrique de l'Ouest s'inscrirait dans la vision géostratégique d'un Maroc hub logistique régional, contribuant à l'ambition d'intégration africaine portée par la diplomatie économique marocaine.
L'histoire maritime internationale regorge d'initiatives nationales avortées malgré des ambitions initialement affichées. Pour éviter que cette renaissance maritime marocaine ne rejoigne ce cimetière des ambitions déçues, plusieurs conditions fondamentales devront être réunies.
La première concerne la gouvernance de cette future entité. L'expérience de la COMANAV a démontré les écueils d'une gestion bureaucratique déconnectée des réalités commerciales du secteur. La future structure devra impérativement bénéficier d'une gouvernance professionnelle, indépendante des ingérences politiques à court terme, tout en maintenant l'alignement avec les orientations stratégiques nationales. Cette quadrature du cercle exigera des mécanismes institutionnels innovants garantissant simultanément l'autonomie décisionnelle et la cohérence avec les intérêts nationaux.
La seconde condition, probablement la plus déterminante économiquement, réside dans la création rapide d'un cadre réglementaire et fiscal véritablement compétitif. Le Registre International Marocain, sur le modèle des "registres bis" européens qui ont permis la renaissance des flottes française, allemande ou italienne, constitue une condition sine qua non de viabilité économique. Ce dispositif doit offrir une fiscalité attractive aux armateurs et une flexibilité sociale encadrée, sans lesquelles aucun modèle économique ne pourrait résister à la concurrence des pavillons de complaisance ou des registres internationaux établis.
Le financement représente le troisième défi majeur. L'acquisition de navires modernes requiert des investissements colossaux que le secteur privé marocain hésitera à engager sans mécanismes d'accompagnement adaptés. Le Maroc dispose déjà avec Tamwilkom (ex-CCG) d'un outil potentiellement puissant pour catalyser les capitaux nécessaires à cette renaissance maritime. L'enjeu serait de s'assurer que ses dispositifs de garanties publiques sont pleinement mobilisés et adaptés à ce défi, en s'inspirant si besoin des meilleures pratiques internationales (Bpifrance, agences asiatiques de crédit-export).
Enfin, la disponibilité de compétences maritimes spécialisées conditionnera la réussite opérationnelle de cette ambition. Si l'Institut Supérieur d'Études Maritimes (ISEM) de Casablanca forme des officiers et marins de qualité, le Maroc souffre d'une pénurie de managers spécialisés dans le shipping international, conséquence directe de l'atrophie progressive du secteur. Une politique volontariste de formation et d'attraction de talents sera nécessaire pour reconstituer rapidement ce capital humain spécialisé.
Au-delà des conditions endogènes évoquées précédemment, tout nouvel entrant sur le marché du transport maritime international se heurte à des défis sectoriels considérables que la stratégie marocaine devra intégrer lucidement.
Le ticket d'entrée financier demeure prohibitif. Un porte-conteneurs de taille moyenne (4 000 à 8 000 EVP) représente un investissement de 50 à 100 millions de dollars, un vraquier Panamax (Capacité d'environ 60 000 à 80 000 tonnes) coûte entre 25 et 40 millions de dollars, tandis qu'un méthanier moderne (Capacité de 150 000 à 180 000 m³) peut dépasser les 150 millions de dollars. Ces ordres de grandeur requièrent des montages financiers sophistiqués et une vision d'investissement à long terme.
La concurrence mondiale acharnée constitue une réalité incontournable. Les grands armateurs mondiaux, engagés dans une course au gigantisme et à la consolidation, exercent une pression concurrentielle considérable même sur des routes ou des niches que pourrait cibler un nouvel entrant marocain. Ces acteurs établis disposent d'économies d'échelle considérables et d'une présence commerciale mondiale qui leur confère un avantage structurel.
La volatilité intrinsèque des marchés maritimes représente un autre défi majeur. Les fluctuations parfois erratiques des taux de fret, des prix des combustibles marins et de la valeur des navires eux-mêmes créent un environnement d'incertitude avec lequel toute stratégie de développement devra composer. Les crises récentes ont démontré que ces variations peuvent atteindre des amplitudes dépassant 300% sur certains segments, exigeant des réserves financières considérables pour absorber ces chocs.
Enfin, la complexité opérationnelle du shipping international ne doit pas être sous-estimée. Au-delà des aspects purement nautiques, ce secteur impose une maîtrise simultanée de dimensions techniques, sécuritaires, commerciales et réglementaires en constante évolution, notamment face aux exigences environnementales croissantes comme la décarbonation.
La renaissance maritime que vise le Maroc traduit une prise de conscience stratégique salutaire. Le passage de l'ambition affichée à la réalité opérationnelle d'une flotte nationale significative exigera cependant une conjonction rare de volontarisme politique soutenu, d'ingénierie juridique et financière innovante, et d'excellence opérationnelle.
La transformation de cette vision en réalité industrielle pérenne nécessitera un alignement sans faille entre les différentes composantes de l'appareil étatique marocain – du législatif au fiscal en passant par le diplomatique – et une mobilisation déterminée des acteurs économiques privés nationaux. La prochaine étape cruciale consiste à accélérer le processus législatif pour créer le cadre juridique adapté, notamment le Registre International, ce qui matérialisera l'engagement des autorités envers cette ambition.
Dans un contexte maritime mondial en pleine recomposition sous l'effet des impératifs environnementaux et des tensions géopolitiques, le Maroc dispose d'une fenêtre d'opportunité limitée pour réaffirmer sa présence maritime. Sa position géographique exceptionnelle, au carrefour des routes maritimes euro-africaines et atlantico-méditerranéennes, constitue un atout naturel que seule une présence effective en tant qu'armateur pourra pleinement valoriser dans l'échiquier maritime international. Si la mer a toujours été, selon l'expression consacrée, le "secteur oublié" du développement marocain, l'inflexion stratégique actuelle pourrait enfin réconcilier ce royaume aux 3 500 kilomètres de littoral avec sa vocation maritime naturelle.
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