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​Le teint bazané, de la famille des "Aves" , devenu Hakim




Par Dr Anwar CHERKAOUI

​Le teint bazané, de la famille des "Aves" , devenu Hakim
 Un conte inspiré de faits historiques récents du Maroc, dont l’un des protagonistes est encore vivant. 

Le couloir était long, blafard, rempli de cette lumière pâle qui écrase les visages et ne pardonne aucun détail. 
Il marchait d’un pas lent, presque désincarné, comme s’il redoutait que ses propres pas l’emmènent vers ce qu’il redoutait plus encore que l’échec : l’invisibilité.

Il tire son nom de famille des  "Aves". .
Il venait du sud. 
D’un village que même les cartes géographiques avaient du mal à prononcer.

Ses mains sentaient encore la poussière de l’arganier, ses yeux portaient la couleur du désert, et sa peau, cette peau sombre, charbonneuse, digne, était son plus beau vêtement et son pire fardeau.

Il entra dans la salle d’examen comme on entre dans une arène silencieuse.

Trois hommes l’attendaient derrière une table. 
Trois silhouettes en blouse blanche. 
Trois regards qui se pensaient neutres mais qui, déjà, l’avaient jugé.

Le premier lisait son dossier. 
Le deuxième griffonnait distraitement.
Le troisième leva enfin les yeux vers lui. 
Un homme à la peau claire, au dialecte feutré, au regard sûr de lui comme le sont ceux qui n’ont jamais douté de leur droit à appartenir au monde qu’ils habitent.

Et là, sans préambule, sans ironie, presque avec une sincérité clinique :
 « As-tu déjà vu quelqu’un au teint foncé devenir médecin ? 
 Et en plus, avec un nom qui appartiens à la famille des Aves ? » 

Le silence tomba. 
Brutal. 
Solide. 
Kafkaïen.
Le fils des "Aves" sentit quelque chose se fendre en lui, sans bruit.
Ce n’était pas de la honte. Ni même de la colère.
C’était plus ancien. 
Plus sombre.
C’était la sensation d’avoir franchi un seuil invisible, celui d’un monde qui vous tolère mais ne vous reconnaît pas.

Il ne répondit rien. 
Pas parce qu’il manquait de mots. 
Mais parce que, dans cette salle, les mots n’auraient été que des plumes arrachées.
Il aurait voulu dire :
"Je viens d’un peuple où la médecine commence avec une main sur le front d’un enfant fiévreux."
"Je viens d’un silence qui soigne."
"Je suis la promesse de ceux qu’on oublie."
Mais il se tut. 
Et il sortit.

Quelques années plus tard, il devint professeur. 
Un maître. 
Un soignant. 
Un bâtisseur d’avenirs.
Mais jamais il n’oublia cette phrase.

Non pas pour s’en venger.
Mais pour qu’aucun autre ne l’entende jamais.

Pour que dans les amphithéâtres et les hôpitaux, la médecine cesse d’avoir un visage unique.

Pour qu’elle parle toutes les langues, tous les accents, toutes les teintes.

Et pour que le nom des "Aves" ne rime plus avec impossibilité, mais avec envol.

Dans un pays où les mots parfois blessent plus que les plaies, ce jour-là, c’est le regard d’un homme qui a voulu clouer les ailes d’un autre.

Mais il avait oublié une chose :
Les oiseaux, même sombres, volent.
Et parfois, plus haut que tous les autres.


Jeudi 31 Juillet 2025