Par Abdeljelil Lahjomri Secrétaire perpétuel de l’Académie du Royaume du Maroc
À Rabat, les visiteurs pressés ne retiennent souvent de Chella que la beauté des ruines. Chella, la nécropole mérinide, est un site archéologique prestigieux, classé, mais rarement visité dans toute sa profondeur. Car derrière les murailles, entre les herbes folles et les pierres silencieuses, se cache un signe invisible : un bassin, modeste, presque oublié, où nagent peut-être encore des anguilles. L’actuel jardinier ne semble pas sûr qu’elles y séjournent encore.
Elles sont discrètes, souvent absentes aux yeux des promeneurs. Et pourtant, depuis des temps infinis, elles nourrissent les légendes, les récits et les prières. Un bassin n’est pas un simple réservoir d’eau : il est un appel à la mémoire.
Enfant, j’accompagnais ma défunte mère, quant au printemps le cimetière flambait de toutes ses couleurs. Devant ce bassin, elle s’approchait avec d’autres femmes, murmurant des paroles discrètes. Certaines demandaient la fertilité, d’autres la santé ou la prospérité des champs. Le geste, qu’elles esquissaient, était simple : jeter dans l’ombre aquatique un morceau de pain ou un œuf dur bénis par le « saint » du sanctuaire voisin, « Yahia ben Younes » lui aussi mystérieux que le bassin. A l’époque on disait alors qu’une « reine des anguilles » trônait dans les grottes, et que son apparition garantissait une année féconde.
Pour nous, enfants, le bassin était une énigme fascinante. Nous guettions l’apparition furtive des poissons sinueux, surgissant comme des éclairs depuis les cavités invisibles. Ces instants, étaient rares, mais laissaient en nous une impression durable : celle d’avoir touché au secret du monde.
Avec le temps, j’ai compris que Chella n’était pas un cimetière, mais une véritable « fabrique de mémoire ». Un concept emprunté à l’historien Pierre Nora : un lieu de mémoire désigne un espace où s’accumulent et se cristallisent les souvenirs des générations. Chella en est l’illustration parfaite.
Dans ce bassin, tout se superpose et s’entrelace.
On y entend d’abord des résonances religieuses : la lettre énigmatique « ن », qui ouvre la sourate 68 du Saint Coran, résonne encore dans la mémoire des élèves de l’école coranique voisine : (1)...ن والقلم وما يسطرون), et rappelle le prophète Younes, appelé Dhà al-Nūn, « l’homme du poisson », englouti dans les ténèbres avant de retrouver la lumière de la délivrance.
وذا النون اذ ذهب مغاضبا فظن أن لن نقدر عليه فنادى في الظلمات أن لا إله الا أنت سبحانك انى كنت من الظالمين (2)
S’y ajoute la tradition abrahamique, où le Nun (נ), quatorzième lettre de l’alphabet hébraïque, fait écho aux
Strates antiques, où réapparaît le Noun égyptien, océan primordial d’où jaillit la vie.
À ces couches s’enchevêtrent de plus les murmures populaires : ceux de nos mères priant pour la fécondité, déposant une offrande devant les anguilles qu’elles appelaient « noun ». Le (ن) coranique demeure indéchiffrable à jamais, mais ce noun du peuple, par sa correspondance phonétique, associe le prophète au poisson, la renaissance à la délivrance.
Et voici que surgissent les mythes africains, comme chez les Dogons du Mali, où les êtres aquatiques Nommo portent la vie. Enfin, la mémoire littéraire va s’inviter : celle de Robinson Crusoé, captif un temps du Bouregreg avant de devenir naufragé universel, figure flottant à l’embouchure tumultueuse de ce fleuve. Qui a mené les anguilles jusqu’au bassin, qui ne pouvait plus être un détail archéologique et folklorique du patrimoine local : il est et demeurera une condensation de l’histoire humaine.
Il suffit de lever les yeux pour voir à Chella une autre légende prendre son envol. Les cigognes, dans leur fidélité, installent chaque année leurs nids sur les remparts, sur le minaret et sur les antiques colonnes. Les anciens disaient qu’elles protégeaient le lieu où les anguilles annonceraient la prospérité, la fécondité.
La coïncidence s’offre, aux visiteurs, troublante : deux espèces, les anguilles des profondeurs et les cigognes des hauteurs, partagent le même espace, inscrivant la fécondité dans un double mouvement, aquatique et aérien. Comme si ce lieu, par sa nature même, qui réunissait le ciel et la terre, l’eau et l’air, n’était pas un espace de mort, mais source de survie.
Dans mon enfance, Chella n’était pas un lieu triste, malgré les tombes et les ruines. Au cours de nos visites printanières, c’était une fête : on venait en famille, on pique-niquait, on riait, on dansait. Chella était un lieu de réjouissances. C’est sans doute pour cette raison que j’ai soutenu, bien plus tard, devant un public médusé, l’idée d’y organiser des concerts discrets, lors des premières éditions du festival Mawazine. Certains s’en étaient indignés : « il faut laisser les morts aux morts » disaient-ils. Mais les musiques, répandues avec élégance, n’ont jamais troublé la sérénité des lieux. Elles l’ont au contraire prolongée, et depuis ne se sont jamais tues.
Chella a toujours été cela : un espace de rencontres, de résonances, de partages.
Aujourd’hui, le bassin existe encore, mais sa place dans l’imaginaire s’est étiolée. Les offrandes ont presque disparu, les anguilles réapparaissent-elles encore ? c’est notre souhait et celui du jardinier actuel. Le risque est grand que cette mémoire bascule dans l’oubli, noyée sous l’afflux de modernités.
Et pourtant, elle mérite d’être préservée. Parce qu’elle relie le local et l’universel, parce qu’elle incarne l’un de ces « universaux culturels » dont parlent les anthropologues : le poisson est symbole de fertilité dans presque toutes les cultures. On retrouve ce motif en effet dans toutes les civilisations : des carpes chinoises, des Nommo africains au Moby Dick de Melville.
Le bassin de Chella, par sa modeste dimension est un laboratoire de l’humanité.
C’est pour cette raison que je crois ce petit et insignifiant lieu digne de rejoindre le « Programme Mémoire du monde de l’UNESCO » (les monuments étant eux, déjà classés dans le registre du patrimoine universel de l’humanité). Cet autre programme, créé en 1992, protège les « lieux » documentaires qui incarnent une valeur universelle exceptionnelle : manuscrits, traditions orales, archives. Le bassin des anguilles, par ses légendes, ses textes, ses pratiques, répond à ces critères. Il témoigne d’une continuité millénaire, il rassemble les traditions islamique, abrahamique et africaine. Il illustre la mémoire universelle de l’eau.
Inscrire le bassin des anguilles de Chella dans ce registre, ce serait affirmer qu’un espace en apparence négligeable peut porter en lui une vérité immense : la mémoire des cultures du monde peut se loger dans les gestes les plus humbles, comme celui des mères jetant un œuf dans l’eau sombre d’un bassin négligé.
Chella n’est pas seulement une magnifique ruine aux abords de Rabat. C’est un palimpseste où les anguilles écrivent en silence la mémoire des civilisations. C’est un miroir universel, où l’enfant qui guette un poisson rejoint le savant qui lit les textes anciens, où la mère qui prie pour la fertilité rejoint l’anthropologue qui étudie les universaux culturels.
En ce sens, Chella est bien un lieu des mémoires du monde. Et si nous faisons l’effort d’y écouter les anguilles, elles continueront de nous murmurer religieusement que toute vie, commence toujours par l’eau.
(وجعلنا من الماء كل شيء حي.....(3)
(1) ‘’Nûn. Par le calame (plume) et ce qu'ils écrivent’’
(2) "«Et rappelle-toi [le prophète] Dhû an-Nûn, quand il partit, irrité, et crut que Nous n'allions pas l'atteindre. Il appela alors des ténèbres : « Il n'y a d'autre dieu que Toi ! Gloire à Toi ! J'ai été au nombre des injustes ! »"
(3) ‘’Et de l'eau Nous avons créé toute créature vivante.’’
Elles sont discrètes, souvent absentes aux yeux des promeneurs. Et pourtant, depuis des temps infinis, elles nourrissent les légendes, les récits et les prières. Un bassin n’est pas un simple réservoir d’eau : il est un appel à la mémoire.
Enfant, j’accompagnais ma défunte mère, quant au printemps le cimetière flambait de toutes ses couleurs. Devant ce bassin, elle s’approchait avec d’autres femmes, murmurant des paroles discrètes. Certaines demandaient la fertilité, d’autres la santé ou la prospérité des champs. Le geste, qu’elles esquissaient, était simple : jeter dans l’ombre aquatique un morceau de pain ou un œuf dur bénis par le « saint » du sanctuaire voisin, « Yahia ben Younes » lui aussi mystérieux que le bassin. A l’époque on disait alors qu’une « reine des anguilles » trônait dans les grottes, et que son apparition garantissait une année féconde.
Pour nous, enfants, le bassin était une énigme fascinante. Nous guettions l’apparition furtive des poissons sinueux, surgissant comme des éclairs depuis les cavités invisibles. Ces instants, étaient rares, mais laissaient en nous une impression durable : celle d’avoir touché au secret du monde.
Avec le temps, j’ai compris que Chella n’était pas un cimetière, mais une véritable « fabrique de mémoire ». Un concept emprunté à l’historien Pierre Nora : un lieu de mémoire désigne un espace où s’accumulent et se cristallisent les souvenirs des générations. Chella en est l’illustration parfaite.
Dans ce bassin, tout se superpose et s’entrelace.
On y entend d’abord des résonances religieuses : la lettre énigmatique « ن », qui ouvre la sourate 68 du Saint Coran, résonne encore dans la mémoire des élèves de l’école coranique voisine : (1)...ن والقلم وما يسطرون), et rappelle le prophète Younes, appelé Dhà al-Nūn, « l’homme du poisson », englouti dans les ténèbres avant de retrouver la lumière de la délivrance.
وذا النون اذ ذهب مغاضبا فظن أن لن نقدر عليه فنادى في الظلمات أن لا إله الا أنت سبحانك انى كنت من الظالمين (2)
S’y ajoute la tradition abrahamique, où le Nun (נ), quatorzième lettre de l’alphabet hébraïque, fait écho aux
Strates antiques, où réapparaît le Noun égyptien, océan primordial d’où jaillit la vie.
À ces couches s’enchevêtrent de plus les murmures populaires : ceux de nos mères priant pour la fécondité, déposant une offrande devant les anguilles qu’elles appelaient « noun ». Le (ن) coranique demeure indéchiffrable à jamais, mais ce noun du peuple, par sa correspondance phonétique, associe le prophète au poisson, la renaissance à la délivrance.
Et voici que surgissent les mythes africains, comme chez les Dogons du Mali, où les êtres aquatiques Nommo portent la vie. Enfin, la mémoire littéraire va s’inviter : celle de Robinson Crusoé, captif un temps du Bouregreg avant de devenir naufragé universel, figure flottant à l’embouchure tumultueuse de ce fleuve. Qui a mené les anguilles jusqu’au bassin, qui ne pouvait plus être un détail archéologique et folklorique du patrimoine local : il est et demeurera une condensation de l’histoire humaine.
Il suffit de lever les yeux pour voir à Chella une autre légende prendre son envol. Les cigognes, dans leur fidélité, installent chaque année leurs nids sur les remparts, sur le minaret et sur les antiques colonnes. Les anciens disaient qu’elles protégeaient le lieu où les anguilles annonceraient la prospérité, la fécondité.
La coïncidence s’offre, aux visiteurs, troublante : deux espèces, les anguilles des profondeurs et les cigognes des hauteurs, partagent le même espace, inscrivant la fécondité dans un double mouvement, aquatique et aérien. Comme si ce lieu, par sa nature même, qui réunissait le ciel et la terre, l’eau et l’air, n’était pas un espace de mort, mais source de survie.
Dans mon enfance, Chella n’était pas un lieu triste, malgré les tombes et les ruines. Au cours de nos visites printanières, c’était une fête : on venait en famille, on pique-niquait, on riait, on dansait. Chella était un lieu de réjouissances. C’est sans doute pour cette raison que j’ai soutenu, bien plus tard, devant un public médusé, l’idée d’y organiser des concerts discrets, lors des premières éditions du festival Mawazine. Certains s’en étaient indignés : « il faut laisser les morts aux morts » disaient-ils. Mais les musiques, répandues avec élégance, n’ont jamais troublé la sérénité des lieux. Elles l’ont au contraire prolongée, et depuis ne se sont jamais tues.
Chella a toujours été cela : un espace de rencontres, de résonances, de partages.
Aujourd’hui, le bassin existe encore, mais sa place dans l’imaginaire s’est étiolée. Les offrandes ont presque disparu, les anguilles réapparaissent-elles encore ? c’est notre souhait et celui du jardinier actuel. Le risque est grand que cette mémoire bascule dans l’oubli, noyée sous l’afflux de modernités.
Et pourtant, elle mérite d’être préservée. Parce qu’elle relie le local et l’universel, parce qu’elle incarne l’un de ces « universaux culturels » dont parlent les anthropologues : le poisson est symbole de fertilité dans presque toutes les cultures. On retrouve ce motif en effet dans toutes les civilisations : des carpes chinoises, des Nommo africains au Moby Dick de Melville.
Le bassin de Chella, par sa modeste dimension est un laboratoire de l’humanité.
C’est pour cette raison que je crois ce petit et insignifiant lieu digne de rejoindre le « Programme Mémoire du monde de l’UNESCO » (les monuments étant eux, déjà classés dans le registre du patrimoine universel de l’humanité). Cet autre programme, créé en 1992, protège les « lieux » documentaires qui incarnent une valeur universelle exceptionnelle : manuscrits, traditions orales, archives. Le bassin des anguilles, par ses légendes, ses textes, ses pratiques, répond à ces critères. Il témoigne d’une continuité millénaire, il rassemble les traditions islamique, abrahamique et africaine. Il illustre la mémoire universelle de l’eau.
Inscrire le bassin des anguilles de Chella dans ce registre, ce serait affirmer qu’un espace en apparence négligeable peut porter en lui une vérité immense : la mémoire des cultures du monde peut se loger dans les gestes les plus humbles, comme celui des mères jetant un œuf dans l’eau sombre d’un bassin négligé.
Chella n’est pas seulement une magnifique ruine aux abords de Rabat. C’est un palimpseste où les anguilles écrivent en silence la mémoire des civilisations. C’est un miroir universel, où l’enfant qui guette un poisson rejoint le savant qui lit les textes anciens, où la mère qui prie pour la fertilité rejoint l’anthropologue qui étudie les universaux culturels.
En ce sens, Chella est bien un lieu des mémoires du monde. Et si nous faisons l’effort d’y écouter les anguilles, elles continueront de nous murmurer religieusement que toute vie, commence toujours par l’eau.
(وجعلنا من الماء كل شيء حي.....(3)
(1) ‘’Nûn. Par le calame (plume) et ce qu'ils écrivent’’
(2) "«Et rappelle-toi [le prophète] Dhû an-Nûn, quand il partit, irrité, et crut que Nous n'allions pas l'atteindre. Il appela alors des ténèbres : « Il n'y a d'autre dieu que Toi ! Gloire à Toi ! J'ai été au nombre des injustes ! »"
(3) ‘’Et de l'eau Nous avons créé toute créature vivante.’’