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OPCI au Maroc : de la concentration urbaine au rééquilibrage territorial


Rédigé par La rédaction le Mardi 23 Décembre 2025

L'émergence des organismes de placement collectif immobilier (OPCI) dans le paysage financier marocain constitue une innovation majeure, porteuse de promesses en matière de professionnalisation du secteur immobilier et de mobilisation de l'épargne nationale. Pourtant, l'enthousiasme suscité par cet instrument ne doit pas occulter une question essentielle : dans un pays marqué par de fortes disparités régionales, ces nouveaux véhicules d'investissement risquent-ils d'amplifier la concentration géographique de la richesse, ou peuvent-ils au contraire devenir un levier de rééquilibrage territorial ? Cette interrogation n'est pas périphérique ; elle touche au cœur même du modèle de développement que le Maroc entend promouvoir dans le cadre de sa régionalisation avancée.



Par Hicham EL AADNANI Consultant en Intelligence Stratégique

OPCI au Maroc : de la concentration urbaine au rééquilibrage territorial
Un nouvel acteur de la géographie économique marocaine : les OPCI dans un pays aux dynamiques territoriales contrastées 

Les OPCI représentent bien plus qu'une simple modalité alternative de détention immobilière. En permettant la financiarisation d'actifs traditionnellement illiquides, en mutualisant les risques entre une pluralité d'investisseurs, et en imposant des standards élevés de gouvernance et de transparence, ces instruments transforment en profondeur l'écosystème immobilier national. La montée en puissance récente de cette catégorie d'actifs témoigne d'une volonté des autorités de moderniser le secteur, d'attirer l'épargne institutionnelle et d'aligner le Maroc sur les pratiques internationales en matière de gestion patrimoniale.

Mais cette innovation technique s'insère dans une géographie économique profondément asymétrique. Le Maroc demeure un pays où les déséquilibres territoriaux restent prononcés, la richesse, l'emploi qualifié et les services avancés se concentrant dans quelques régions métropolitaines. Selon les derniers comptes régionaux 2023 publiés par le Haut-Commissariat au Plan en septembre 2025, les trois régions de Casablanca-Settat, Rabat-Salé-Kénitra et Tanger-Tétouan-Al Hoceima génèrent collectivement 58,5% du PIB national. Casablanca-Settat demeure à elle seule le moteur économique du pays avec 32,2% du PIB, suivie de Rabat-Salé-Kénitra (15,7%) et Tanger-Tétouan-Al Hoceima (10,6%).

À l'inverse, des régions comme Drâa-Tafilalet, Béni Mellal-Khénifra ou l'Oriental peinent à attirer des capitaux structurants, certaines enregistrant même une croissance négative en 2023. L'écart absolu moyen entre les PIB régionaux et la moyenne nationale s'est creusé, passant de 73,3 milliards de dirhams en 2022 à 83,1 milliards en 2023, témoignant d'une accentuation des disparités.

La régionalisation avancée, malgré des ambitions affichées depuis plus d'une décennie, se heurte dans la pratique à des limites persistantes : capacités techniques insuffisantes, gouvernance encore tâtonnante, moyens budgétaires contraints. Dans ce contexte, tout nouvel instrument financier, aussi sophistiqué soit-il, ne peut faire abstraction de ces déséquilibres préexistants.

La question structurante qui traverse cette analyse est donc la suivante : les OPCI vont-ils simplement suivre la gravité naturelle des territoires les plus attractifs, renforçant mécaniquement les pôles dominants, ou peuvent-ils être orientés de manière à devenir un vecteur de développement territorial équilibré ? La réponse à cette question conditionne largement la capacité du Maroc à faire de ces véhicules d'investissement un outil cohérent avec ses objectifs de réduction des fractures spatiales.

Mécanismes de concentration : pourquoi les OPCI risquent de renforcer les pôles dominants
Les logiques intrinsèques qui président au fonctionnement des OPCI militent spontanément en faveur d'une concentration géographique des investissements. La recherche de rendement, impératif cardinal pour toute société de gestion, oriente naturellement les arbitrages vers les actifs présentant les meilleures garanties de rentabilité et de liquidité. Or, ces caractéristiques se trouvent principalement dans les centralités établies : Casablanca pour le tertiaire de bureau, Rabat pour les actifs adossés aux administrations, Tanger pour la logistique et l'industrie intégrée aux chaînes de valeur mondiales.

Les grandes zones commerciales des métropoles, les immeubles de standing accueillant des locataires de premier rang, les entrepôts situés à proximité des ports et des autoroutes constituent les cibles privilégiées de ces investissements.

Cette préférence pour les actifs « prime » génère des effets d'agrégation puissants. Plus un territoire attire l'épargne institutionnelle via les OPCI, plus il renforce son attractivité relative, attirant en retour de nouveaux flux de capitaux. Se dessine ainsi une fracture entre territoires « OPCI-compatibles » – ceux qui disposent d'un stock d'actifs standardisés, sécurisés, aisément valorisables – et territoires « hors radar », qui ne présentent pas les caractéristiques requises pour intéresser les gestionnaires d'actifs. Cette segmentation n'est pas neutre : elle risque de produire une double peine pour les régions déjà en retard de développement.

D'une part, dans les zones déjà tendues, l'arrivée massive de capitaux institutionnels peut entraîner un renchérissement des valeurs foncières et des loyers, alimentant des dynamiques spéculatives et rendant l'accès à l'immobilier plus difficile pour les acteurs économiques locaux de taille moyenne. Prenons l'exemple du corridor Casablanca-Rabat. L'afflux d'OPCI concentrant leurs actifs dans les zones tertiaires premium ou les plateformes logistiques stratégiques participe déjà à l'envol des valeurs foncières. Les PME marocaines cherchant à implanter des sièges ou des centres de distribution voient leurs budgets immobiliers s'éroder, les poussant à délocaliser vers des périphéries éloignées, renforçant ainsi l'étalement urbain et la congestion des infrastructures.

D'autre part, les territoires en déficit d'investissements structurants voient leur marginalisation s'accentuer, faute d'attirer l'attention de véhicules d'investissement désormais incontournables. Le risque est celui d'une consolidation d'un modèle de développement métropoles-centré, en contradiction avec les objectifs affichés de rééquilibrage territorial.

Plus notable encore, la dimension territoriale des investissements OPCI reste peu présente dans les cadres actuels de pilotage stratégique. Les prises de parole officielles mettent logiquement l’accent sur les objectifs macro financiers et sectoriels : mobilisation de l’épargne, professionnalisation du secteur, convergence avec les standards internationaux. Les rapports de l’Autorité marocaine du marché des capitaux documentent désormais, de manière régulière, la répartition géographique des actifs détenus par les OPCI, en distinguant notamment les principales régions du Royaume.

En revanche, ces données ne s’inscrivent pas encore dans un dispositif explicite d’évaluation de la contribution des OPCI aux objectifs de la régionalisation avancée et de la réduction des disparités territoriales. D’un point de vue de gouvernance, l’enjeu n’est donc pas tant de produire de nouvelles statistiques que d’intégrer davantage cette dimension territoriale dans les cadres de suivi, d’analyse et de dialogue entre régulateur, territoires et gestionnaires d’actifs.

Recommandations stratégiques : faire des OPCI un outil de régionalisation économique avancée

La transformation des OPCI en leviers de rééquilibrage territorial suppose des réformes ambitieuses, à la fois réglementaires, institutionnelles et stratégiques. Ces recommandations s'articulent selon trois horizons temporels complémentaires.

Court terme (12-24 mois) : institutionnaliser la transparence territoriale
L’Autorité marocaine du marché des capitaux (AMMC) publie déjà, de manière semestrielle et régulière, une répartition géographique agrégée des actifs des OPCI par région principale du Royaume. Il convient néanmoins d’approfondir et d’institutionnaliser davantage cette dimension territoriale dans la régulation. Cela passe par l’enrichissement du reporting réglementaire avec des indicateurs de contribution territoriale plus fins : nombre d’emplois soutenus localement, surfaces réhabilitées, part d’actifs situés dans des territoires à rattrapage prioritaire identifiés dans le cadre du Nouveau Modèle de Développement, ou encore ventilation par type de territoire (métropolitain, intermédiaire, périphérique) et par usage détaillé (tertiaire, logistique, social, mixte).

Un tel enrichissement du reporting pourrait être introduit de manière progressive, en concertation avec les sociétés de gestion, afin de garantir sa faisabilité opérationnelle et la comparabilité des données. Sans dénaturer la logique de marché qui sous-tend le fonctionnement des OPCI, des lignes directrices non contraignantes pourraient inciter les sociétés de gestion à intégrer explicitement des critères territoriaux dans leurs politiques d’investissement, favorisant ainsi une orientation progressive des flux vers les régions moins dynamiques.

Parallèlement, la création d’un groupe de travail dédié associant l’AMMC, les régions et les centres régionaux d’investissement (CRI) permettrait d’amorcer un dialogue structuré entre régulateur financier, collectivités territoriales et opérateurs économiques régionaux, posant les jalons d’une gouvernance multi-niveaux de l’investissement immobilier institutionnel.

Moyen terme (2-4 ans) : créer des véhicules et des capacités territorialisés
Il convient de favoriser l’émergence de véhicules et de stratégies d’investissement à vocation territoriale explicite. Des OPCI à thèse territoriale ou thématique pourraient voir le jour : OPCI régionaux ou interrégionaux dédiés à des corridors logistiques (axe Tanger-Casablanca-Agadir) ou touristiques (circuit des villes impériales, tourisme rural dans l’Atlas), OPCI spécialisés dans la réhabilitation d’actifs publics ou parapublics dans les villes moyennes, OPCI adossés à des projets structurants tels que zones industrielles, parcs logistiques, pôles universitaires ou hubs de santé. Ces véhicules requièrent des partenariats public-privé territorialisés renforcés, impliquant systématiquement les régions, les centres régionaux d’investissement et les entreprises publiques dans l’identification, la structuration et la mise à disposition d’actifs éligibles. La co-construction de pipelines de projets immobiliers alignés sur les schémas régionaux d’aménagement du territoire et les plans de développement régionaux constitue une condition de réussite.

Simultanément, les territoires doivent être dotés de capacités propres d’intelligence territoriale intégrant la dimension de l’immobilier financier. Au niveau régional, des cellules spécialisées – au sein des CRI ou des administrations régionales – doivent être en mesure de produire des diagnostics immobiliers territorialisés (stock existant, besoins identifiés, taux de vacance, potentiel de conversion), de suivre les mouvements des investisseurs institutionnels et des OPCI, et de formuler des propositions de montages immobilier-financier aux sociétés de gestion. Le développement de compétences hybrides – croisant finance immobilière, aménagement, analyse de données territoriales et intelligence économique – au sein des administrations territoriales constitue un investissement stratégique indispensable.

Long terme (vision 2030 et au-delà) : intégrer les OPCI dans un écosystème territorialisé cohérent
La création d’un observatoire national de la géographie de l’investissement immobilier institutionnel, en interface avec l’Autorité marocaine du marché des capitaux, Bank Al-Maghrib, la Caisse de dépôt et de gestion, et les centres régionaux d’investissement, s’avère nécessaire pour suivre, analyser et orienter les flux de capitaux immobiliers dans une perspective d’équité territoriale. Cet observatoire pourrait prendre la forme d’un « Observatoire national des investissements immobiliers territorialisés », chargé de produire des analyses régulières, des indicateurs synthétiques et des scénarios d’impact territorial des investissements institutionnels.

Enfin, les OPCI doivent être explicitement alignés sur un récit de développement national et territorial cohérent. Leur inscription dans la mise en œuvre du Nouveau Modèle de Développement et des grandes échéances nationales – feuille de route touristique 2030, Coupe du Monde 2030, grands programmes d’infrastructures, villes nouvelles – doit être formalisée. Une partie des avantages ou reconnaissances (labels, visibilité institutionnelle, accès préférentiel à certains actifs publics) pourrait être conditionnée à la contribution mesurable des OPCI à la réduction des fractures territoriales, à la montée en gamme d’écosystèmes régionaux, et à la résilience des territoires face aux transitions climatiques et économiques. De telles évolutions permettraient de faire converger plus clairement la logique de marché des OPCI avec les objectifs d’équité territoriale et de cohésion sociale portés par la régionalisation avancée.

Une bifurcation stratégique à saisir
Les OPCI ne sont pas un simple produit financier de plus ; ils représentent une bifurcation potentielle dans la manière dont le Maroc organise spatialement son développement économique. Laissés à leurs seules logiques de marché, ils risquent d'accentuer des déséquilibres déjà critiques. Orientés par une intelligence territoriale structurée et insérés dans une stratégie délibérée de régionalisation économique, ils peuvent devenir des instruments puissants de transformation territoriale.

Les trajectoires possibles ne sont pas écrites d’avance. Sans cadrage stratégique explicite, il est probable que les OPCI continuent de se concentrer sur les pôles les plus attractifs, au risque d’accompagner les déséquilibres territoriaux existants plutôt que de les corriger. À l’inverse, une intégration progressive de la dimension territoriale dans la régulation, les pratiques de marché et les dispositifs d’intelligence territoriale peut en faire un levier concret de régionalisation économique avancée.

Dans cette perspective, l’enjeu n’est pas d’opposer la logique de marché à l’objectif d’équité territoriale, mais de les articuler de manière plus exigeante, en mobilisant l’ensemble des acteurs concernés – État, régulateur, territoires, investisseurs institutionnels, monde académique – autour d’une vision partagée du rôle que les OPCI peuvent jouer dans le développement du pays.

Par Hicham EL AADNANI
Consultant en Intelligence Stratégique




Mardi 23 Décembre 2025