Afrique : le tournant décisif des monnaies numériques de banques centrales (MNBC)


Rédigé par Salma Chmanti Houari le Mercredi 3 Décembre 2025

Au cours de la dernière décennie, les monnaies numériques de banques centrales (MNBC) sont passées du statut de concepts expérimentaux à celui de véritables leviers géopolitiques.

Si la Chine et l’Europe concentrent l’essentiel de l’attention mondiale, l’Afrique est en réalité l’un des continents où l’enjeu est le plus stratégique.



En 2025, plusieurs pays africains testent ou étudient activement leur propre MNBC :

Nigeria, Ghana, Afrique du Sud, Kenya, Tunisie, Rwanda… Et cette dynamique n’est pas un simple effet de mode.

Elle traduit la volonté croissante du continent de réduire ses vulnérabilités monétaires, de moderniser ses systèmes de paiement, et surtout, de renforcer sa souveraineté économique dans un monde où les infrastructures financières sont largement dominées par des acteurs extérieurs.

L’intérêt majeur des MNBC en Afrique réside dans la combinaison de trois éléments :

Une population jeune et ultra-connectée, des systèmes bancaires encore peu inclusifs, et des coûts de transfert parmi les plus élevés au monde. Là où un virement peut prendre plusieurs jours et coûter une commission significative, une MNBC permet une transaction instantanée, traçable et très peu coûteuse.

Pour les États, cela signifie un levier puissant pour réduire le poids de l’informel, améliorer la collecte fiscale et sécuriser les flux.

Le Nigeria, pionnier avec son eNaira lancé en 2021, a essuyé des débuts difficiles, mais ces difficultés ont servi de leçon pour tout le continent : une MNBC ne s’impose pas uniquement par la technologie, mais par sa valeur ajoutée concrète pour les citoyens et les entreprises.

Depuis, de nombreux pays ont revu leur approche : mieux cibler les usages (transports, paiements gouvernementaux, commerce transfrontalier), simplifier les interfaces, intégrer des portefeuilles mobiles déjà adoptés par la population, et surtout, sécuriser les infrastructures.

Pour l’Afrique, l’intérêt n’est pas seulement domestique.

Le continent reçoit plus de 95 milliards de dollars de transferts de la diaspora chaque année, un flux qui reste lourdement taxé par les intermédiaires classiques. Une MNBC interopérable pourrait réduire les coûts de 5 % à moins de 1 %, ce qui représente des milliards de dollars restitués directement aux ménages africains.

C’est également un enjeu macroéconomique majeur : la dépendance aux corridors de paiement dominés par Visa, Mastercard ou Swift limite la capacité des pays africains à gérer leurs flux en toute autonomie. Les sanctions financières internationales récentes, d’ailleurs, ont montré que ces infrastructures peuvent devenir des outils d’influence politique.

D’où l’intérêt croissant d’une alternative continentale, plus souveraine et plus résiliente. Par ailleurs, un an avant l’entrée en vigueur des premiers cadres continentaux autour d’un marché du carbone africain, les États réfléchissent déjà à l’avenir des mécanismes de transaction associés.

Les MNBC, grâce à leur traçabilité native, pourraient devenir l’outil idéal pour certifier, échanger et contrôler des crédits carbone. Plusieurs think tanks africains recommandent déjà de penser le marché du carbone et les MNBC comme deux briques d’un même écosystème numérique souverain.

Le défi, toutefois, reste immense. L’Afrique doit éviter la fragmentation :

Chaque MNBC nationale isolée serait inefficace pour les échanges régionaux. Les blocs économiques (CEDEAO, UMA, EAC, SADC) ont déjà entamé des discussions sur des solutions interopérables.

C’est un chantier technique et politique délicat, mais incontournable si le continent veut bâtir une architecture monétaire moderne, cohérente et compétitive face aux grands ensembles mondiaux. La cybersécurité, également, devient un facteur clé. Une MNBC est une infrastructure critique.

Les banques centrales africaines doivent renforcer rapidement leurs systèmes, former davantage d’ingénieurs spécialisés, et réduire leur dépendance aux logiciels étrangers : une dépendance qui pose des risques stratégiques évidents, surtout dans un contexte géopolitique instable.

Enfin, il existe un enjeu social.

Une partie de la population reste méfiante vis-à-vis du numérique financier, notamment dans les zones rurales où la confiance envers les institutions est fragile.

Le succès des MNBC africaines dépendra donc d’une pédagogie claire, d’intégrations simples (par exemple, via les mobiles USSD déjà utilisés par des millions d’Africains), et d’une cohabitation intelligente avec les fintechs locales. En 2025, l’Afrique se trouve à un tournant décisif.

Les MNBC ne sont pas qu’un outil technologique : elles annoncent un rééquilibrage profond du pouvoir financier mondial. Si elles sont développées avec rigueur, interopérabilité et souveraineté, elles pourraient devenir le catalyseur d’une nouvelle ère économique africaine, plus intégrée, plus indépendante et plus efficace.

Le véritable enjeu n’est donc pas de savoir si l’Afrique adoptera les MNBC, mais comment elle en fera un instrument stratégique pour les décennies à venir.




Mercredi 3 Décembre 2025
Dans la même rubrique :