Apprendre pour comprendre : pourquoi le professeur reste la clé à l’ère de l’intelligence artificielle ?


Par Dr Az-Eddine Bennani

L’arrivée de l’intelligence artificielle dans le monde de l’éducation bouleverse notre rapport au savoir. Les professeurs le constatent chaque jour : leurs étudiants utilisent ChatGPT, Copilot, Gemini ou Mistral pour rédiger, résumer, traduire ou résoudre des problèmes. Beaucoup d’enseignants se sentent dépossédés, transformés malgré eux en chasseurs de fraudes. Mais la vraie question n’est pas là : il ne s’agit pas de traquer la triche, mais de repenser la pédagogie.

Car apprendre pour savoir n’est pas apprendre pour comprendre.

Du savoir à la compréhension : la différence qui fait l’humain.

Nous vivons dans un monde saturé d’informations, où l’on confond la vitesse d’accès à la donnée avec la profondeur du savoir. La donnée est la matière première de l’IA : elle décrit sans comprendre. L’information contextualise cette donnée, mais reste descriptive. La connaissance suppose une interprétation ; le savoir, lui, est la connaissance devenue conscience, celle qui relie la pensée à la responsabilité, la technique à la valeur, l’analyse à la sagesse.
Or l’intelligence artificielle ne sait pas : elle calcule.

Elle peut restituer un savoir, mais non le comprendre. C’est ici que se situe la frontière : l’IA manipule le savoir, l’humain le transforme en sens.



Le professeur : artisan du sens

Loin de disparaître, le rôle du professeur devient central. Là où la machine compile, il relie ; là où l’algorithme répond, il questionne ; là où l’IA imite, il initie. Il accompagne l’étudiant dans ce passage décisif : transformer la donnée en savoir, et le savoir en compréhension.

L’enseignant n’est pas un contrôleur ; il est un artiste du lien et un artisan du sens. Il aide à développer la pensée critique, à interroger les sources, à contextualiser les résultats produits par les IA. Il éduque à l’intelligence d’apprendre; cette capacité à relier savoir, expérience et responsabilité, au cœur d’une véritable souveraineté cognitive.

Dans un monde où la technologie s’accélère, le professeur devient un mentor systémique : il apprend autant qu’il enseigne. Sa mission n’est plus de déverser des connaissances, mais de guider les apprenants dans l’exploration du sens et de la complexité.

L’école : lieu de transformation et d’intelligence collective

L’école ne doit pas se transformer en institution de surveillance numérique, mais en écosystème apprenant. Elle doit redevenir un laboratoire d’intelligence collective, où l’on apprend à apprendre, à collaborer, à innover, à expérimenter. Elle relie l’acte d’apprendre à la construction du sens et à l’expérience vécue.

Le modèle actuel de certaines institutions, notamment les grandes écoles de commerce, illustre la dérive inverse : obsédées par les classements et les accréditations, elles ont transformé le savoir en produit et oublié leur mission première : former à comprendre le réel. Le savoir utile n’est pas celui qu’on accumule, mais celui qu’on relie à l’action. C’est ce passage du savoir à la compétence, puis à la conscience, qui fonde l’école du futur.

Au Maroc, cette transformation ne peut se limiter à la numérisation des contenus. Elle doit s’appuyer sur une refondation de la formation des enseignants, sur la mise en réseau des établissements, et sur la création de programmes ancrés dans les réalités culturelles, linguistiques et économiques du pays.

Repenser la pédagogie à l’ère de l’IA

Les enseignants ne doivent pas interdire les IA génératives, mais apprendre à les intégrer dans une démarche réflexive et critique. L’IA devient alors un outil d’intelligence augmentée, un miroir de la pensée : elle aide à reformuler, à comparer, à explorer.

Mais c’est à l’école de poser les cadres, d’expliquer les limites et les règles d’usage, en cultivant la curiosité et la responsabilité. L’évaluation doit, elle aussi, évoluer : valoriser le travail de terrain, la réflexion personnelle, la créativité et la capacité à relier théorie et expérience. Ce n’est pas l’usage de l’IA qui est problématique, mais son absence de sens. Et c’est le professeur, encore et toujours, qui donne ce sens.

Une pédagogie de la compréhension et de la souveraineté cognitive

Au Maroc comme ailleurs, la révolution de l’intelligence artificielle impose de refonder le pacte éducatif. Il ne s’agit pas d’enseigner plus vite, mais de comprendre plus profondément. Nos universités, nos écoles et nos formations doivent devenir des lieux où la technologie ne supplante pas l’humain, mais l’aide à penser, à créer et à relier. C’est dans cette perspective que j’ai proposé, dans mon livre, la création d’un socle éducatif IA africain, où l’apprentissage devient le premier acte de souveraineté.

L’école doit enseigner à « comprendre pour agir », à relier la technique à l’éthique, à mobiliser la donnée pour construire des politiques éducatives éclairées. Les Cafés IA de la Médina de Rabat incarnent cette philosophie : un lieu de dialogue et d’apprentissage collectif, où les jeunes, les artisans et les chercheurs découvrent ensemble que la connaissance n’est pas une accumulation, mais une construction partagée.

L’école, dernière frontière de l’intelligence artificielle

Sans donnée, pas d’IA. Mais sans école, pas d’intelligence humaine. Sans professeur, pas de transmission du sens. L’IA calcule ; l’humain comprend. Et comprendre, c’est apprendre à relier, à questionner, à transmettre. L’école n’est pas dépassée : elle est le cœur battant de la souveraineté cognitive. Elle seule peut apprendre à penser dans un monde de machines pensantes.

Le défi du XXIᵉ siècle n’est pas de créer des machines qui savent, mais de préserver des humains qui comprennent et des nations qui apprennent.

Par Dr Az-Eddine Bennani


Mercredi 5 Novembre 2025

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