Arrêter d’opposer l’humain et l’IA : il est temps d’organiser une cohabitation lucide

Discussion approfondie avec M. Mourad Asli DAF et DH du groupe Arrissala


Rédigé par le Mercredi 19 Novembre 2025

Le débat autour de l’intelligence artificielle ressemble de plus en plus à une vieille querelle qui tourne en boucle : d’un côté, ceux qui redoutent une machine froide et prédatrice ; de l’autre, ceux qui y voient une baguette magique prête à résoudre nos problèmes structurels. Entre ces deux visions simplistes, une évidence s’impose pourtant : la société marocaine, comme toutes les autres, devra apprendre à organiser sa cohabitation avec l’IA, sans panique inutile ni confiance aveugle. La question n’est plus “faut-il l’accepter ?” mais “comment en faire un allié sans perdre notre boussole humaine ?”



IA et la peur du remplacement : un réflexe naturel, mais pas une fatalité

La semaine dernière, le DRH de notre Groupe de presse Arrissala me disait : Dans presque toutes les réunions RH auxquelles j’ai assisté ces derniers mois, la même inquiétude revient : “Est-ce que l’IA va supprimer les emplois ?” Et chaque fois, je notice le même silence lourd, cette manière de retenir son souffle comme si l’on parlait d’un cataclysme annoncé. Pourtant, les données disponibles racontent une histoire plus nuancée.

L’IA n’est pas un bulldozer venu écraser l’emploi. Elle bouleverse, oui ; elle déplace, c’est certain ; mais elle ne vide pas soudain les usines, pas plus qu'elle ne remplace un bureau entier de comptables du jour au lendemain. Les transformations économiques ont toujours eu deux faces : destruction d’un côté, création de l’autre. Les métiers du digital, de la cybersécurité, de la data n’existaient même pas dans le vocabulaire marocain il y a vingt ans.

Aujourd’hui, ils forment un secteur structurant.

Une anecdote récente me revient. Un data scientist, rencontré autour d’un café à Casablanca, m’a dit une phrase simple mais honnête :

« Franchement, personne ne sait où on sera dans cinq ans. La seule certitude, c’est que ceux qui refusent d’apprendre seront les plus vulnérables. »

Cette lucidité m’a marqué. Elle résume bien l’état actuel des choses : nous naviguons dans un océan inconnu, mais nous ne sommes pas condamnés à couler.

​Avec L'IA il faur Cohabiter, pas Combattre

L’idée centrale n’a rien d’un slogan : humains et IA finiront par cohabiter. Pas dans une compétition absurde, mais dans un partage des rôles où chacun apporte son meilleur. Le Maroc n’a rien à gagner à installer une ligne de front entre ses compétences humaines et ses outils numériques. Il y a, au contraire, beaucoup à perdre : innovation freinée, productivité bridée, jeunes découragés, entreprises dépassées.

Alors il faut penser en architectes, pas en pompiers. Et poser, dès maintenant, des règles modernes et adaptées à notre réalité nationale.

1. Des quotas d’automatisation pour éviter la casse sociale

Comme il existe des quotas pour équilibrer local et international dans certains secteurs, pourquoi ne pas imaginer des quotas d’automatisation ?
Pas plus de X% de tâches totalement déléguées à des IA dans un secteur donné, surtout dans les phases de transition.

C’est une manière d’éviter l’effet “tsunami” sur les emplois vulnérables, tout en permettant aux entreprises d’avancer. Une économie intelligente n’est ni technophobe ni technopropulsée : elle ajuste.

2. Les métiers qui doivent rester entièrement humains

Certaines responsabilités portent en elles une dimension morale qui dépasse toute équation algorithmique : présider un pays, rendre justice, arbitrer des décisions politiques ou diplomatiques. Ce sont des fonctions qui nécessitent une expérience vécue, un sens de l’empathie, et une intuition que les machines n’auront jamais.

En revanche, imaginer des assistants IA capables d’aider un juge à analyser des milliers de pages, ou un ministre à décortiquer un rapport technique en quelques secondes, est non seulement plausible, mais souhaitable. L’IA peut éclairer, mais jamais décider à la place de la conscience humaine.

3. Une carte d’identité pour les IA : traçabilité obligatoire

Le Maroc gagnerait à instaurer un statut légal clair, semblable à une “carte d’identité numérique”, permettant de savoir :
– qui a développé l’IA ;
– dans quel cadre elle agit ;
– quelles responsabilités elle engage ;
– quelles limites elle doit respecter.

Cette transparence éviterait bien des dérives. Elle permettrait surtout aux citoyens de conserver leur confiance dans le numérique, un élément stratégique dans une société où la désinformation circule à la vitesse de la fibre.

4. Le “Human in the loop” : une ligne rouge éthique

Dans les domaines sensibles — santé, recrutement, justice, finance, sécurité — la décision finale doit rester humaine. L’IA peut recommander, calculer, prédire… mais la responsabilité morale, juridique et sociale ne peut être externalisée vers une machine.

Cette règle est à la fois un garde-fou et une boussole : elle rappelle que le progrès technologique ne doit pas affaiblir la place centrale de l’humain dans la construction de son propre destin.

5. Taxer la productivité générée par l’IA pour financer la formation

Une entreprise qui gagne 100 millions grâce à l’automatisation devrait contribuer, d’une manière ou d’une autre, à la montée en compétence des travailleurs. Appelons cela un “dividende humain”.

Il ne s’agit pas de punir ceux qui innovent. Il s’agit de s’assurer que la richesse générée par les machines irrigue la société marocaine dans son ensemble, notamment par la reconversion, l’éducation, l’apprentissage continu.
Le Maroc a déjà réussi de grandes transitions  du textile à l’automobile, puis à l’aéronautique  en investissant dans la formation. Pourquoi serait-ce différent avec l’IA ?

6. Former les enfants à la cohabitation avec l’IA, dès l’école

L’IA n’est pas un danger. L’ignorance, si.

Les élèves marocains doivent apprendre à utiliser l’IA comme on apprend à lire ou à écrire : par couches successives, sans fascination ni peur. Car demain, les plus vulnérables ne seront pas ceux qui travaillent avec l’IA, mais ceux qui l’ignorent.

Je le répète souvent aux jeunes candidats que je rencontre en entretien :
« L’IA ne remplacera pas les humains. Mais les humains qui savent manier l’IA remplaceront ceux qui ne l’utilisent pas. »

C’est brutal, mais c’est vrai. Et refuser de le voir serait irresponsable.

​L’IA, entre menace fantasmée et opportunité mal comprise

On peut dire que l’IA est rapide, imprévisible, parfois biaisée. Elle peut amplifier des inégalités et fragiliser des secteurs entiers si elle est mal encadrée. Sa vitesse défie nos institutions.

Mais, elle est un levier formidable : gain de temps, efficacité, capacité analytique démultipliée, soutien aux secteurs en tension (santé, justice, enseignement), attractivité économique accrue.

Le Maroc n’a pas le luxe de choisir entre peur et enthousiasme. Il doit conjuguer les deux et garder le cap : innovation encadrée, progrès partagé, société protégée.

Ce n’est pas la fin du travail.
C’est le début d’une nouvelle organisation sociale.
Et nous avons encore la possibilité — rare — de choisir la manière dont elle commencera.

La vraie question n’est plus “que va faire l’IA ?” La vraie question est : “que voulons-nous en faire ?”

L’avenir ne sera ni humain contre IA, ni IA contre humain. L’avenir sera hybride. Et le Maroc, s’il trace des règles claires, peut devenir l’un des premiers pays à organiser cette cohabitation avec intelligence, prudence et ambition.
 




Mercredi 19 Novembre 2025
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